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FRIEDRICH HEBBEL
DU MEME AUTEUR
A LA MÊME LIBRAIRIE
Fénelon, critique d'art.
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN
La Mère de Gœthe, d'après sa correspon-
dance.
EN
lCDDcL, dramatiste et critique
SiRlA-MAGDALENE,
3ÉDIE RÉALISTE ADAPTÉE A LA SCÈNE FRANÇAISE
AÏS CRITIQUES
^ORISMES
La vie de l'homme, intellectuelle et physique,
est basée sur l'antagonisme d'une saine
assimilation et désassimilation. »
HEBBEL.
PARIS
EMILE LAROSE,
ÉDITEUR,
11, RUE VICTOR-COUSIN
1907.
INTRODUCTION
E.
Friedrich Hebbel
L'homme et l'œuvre
Quel est, des écrivains classiques de l'Al-
lemagne, celui qui vous semble le plus fran-
çais ? Joli sujet de dissertation littéraire,
question moins paradoxale que séduisante,
à laquelle on peut répondre, selon son tem-
pérament et le point de vue où l'on se place^
de diverse manière. Tel optera pour Gœthe,
humaniste et psychologue, tel autre pour
Schiller, qui semble tout nourri d'éloquence
latine et qui évolua du radicalisme de Rous-
VIII INTRODUCTION
seau à la philosophie de Thisloire de Mon- ,
tesquieu. Tel autre enfin retiendra le nom
de Lessing, qui unit au sentimentalisme de
Diderot la dialectique acérée de Voltaire.
Et même chez des auteurs de moindre génie,
chez Klopstock, chez Wieland, on pourrait
relever bien des traits, qui leur donnent
quelque ressemblance avec Chénier et Vol-
taire, ou Marmontel et Lebrun-Pindare.
Pour d'autres écrivains, plus proches de
nous, la comparaison a déjà été souvent
faite : il y a de la gouaillerie voltairienne
dans l'humour germanique de HenriHeine,
et dans ses lieds, du lyrisme d'ouloureux de
de Musset. — Au reste, c'est déjà beaucoup
qu'un tel problème puisse être posé.
Il serait périlleux de retourner la ques-
tion. Et pourtant, si l'on se demandait quel
est, des grands écrivains de l'Allemagne,
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE IX
celui qui se rapproche le moins des Fran-
çais, on pourrait assez naturellement répon-
dre : Friedrich Hebbel, et l'on serait d'au-
tant plus tenté de faire cette réponse, qu'on
aurait fréquenté plus diligemment ce poète.
Ses œuvres dramatiques incitent à le con-
naître davantage. Son Journal^ si abondant
et curieux, attire dans son intimité et mieux
on connaît l'homme, plus il masque l'au-
teur, plus il vous apparaît singulier, origi-
nal, si « autre » , qu'il en devient parfois pres-
qu'antipathique. Mort, il demeure ce qu'il
fut dans sa vie : un homme d'abord peu
facile. Mais ce ne sont point les amitiés les
moins sûres qui débutent par un sentiment
de répulsion. Un antagonisme nettement
marqué précède souvent une union qui sera
féconde. S'il est vrai, que pour bien haïr, il
faut avoir aimé, peut-être n'est-il pas faux
INTRODUCTION
de dire : que pour bien aimer, il faut avoir
haï. Hebbel ne cherche pas à capter les
bonnes grâces du public, dont son génie lui
permet de se passer ; il n'est point l'homme
des amabilités salonniôres, ni quémandeur
de popularité. Il est sincère jusqu'à la témé-
rité. Aussi a-t-il vécu isolément, profondé-
ment.
Pour l'époque à laquelle il vivait, Hebbel
a beaucoup voyagé et son existence est sans
variété. Il a passé de la misère plébéienne
à la gloire, du besoin à l'aisance. Son esprit
s'est approfondi, mais l'homme, en lui, est
resté le même. Bloc de granit puissant,
sévère, que la vie a balloté sans le briser.
Gomme la plupart de ses héros, Hebbel fut
l'homme du soliloque grandiose, enfermant
dans son moi Tintense contemplation du
monde et de l'humanité par l'individu. Il
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XI
n'y a point de solution de continuité dans
sa vie : son enfance solitaire, misérable, est
intimement jointe aux suprêmes années de
sa vie. Dans une des dernières œuvres de
ce poète alors heureux, célèbre^ on retrouve
oicore ridée, qui fut la clé de voûte de son
existence : « Vivre veut dire : être profon-
dément solitaire ». Il avait autrefois exprimé
cette même pensée dans un symbole poéti-
que : « Dieux, je n'exige pas beaucoup ! Je
suis prêt à faire ma demeure d'un coquil-
lage, mais je ne saurais y habiter que s'il
est roulé par l'Océan ». v
Une existence étroite, bercée par de gran-
des pensées, par le lointain bruissement de
la mer, telle fut Tenfancc et la jeunesse de
Hebbel. Il naquit, le 18 mars 1813, dans un
village du Holstein, à Wesselburen^ qu'une
lieue sépare de la mer du Nord. Le futur
I
XII INTRODUCTION
poète, aine de la famille, reçut les prénoms
de Christian Friedrich, que portent alterna-
tivement les rois du Danemark, dont le duché
de Holstein faisait alors partie. La bourgade
où était né Friedrich Hebbel, se trouve dans
la Dithmarsch (Marche Teutonne). Ce petit
pays a joué à plusieurs reprises, au moyen-
àge et à l'époque moderne, un certain rôle.
La race bas-saxonne, d'où sont issus ses
habitants, s'y est maintenue dans une assez
grande pureté. Pendant longtemps, les gens
de la Dithmarsch ne se mariaient guère
qu'entr'eux. Ils formaient une grande fa-
mille et les caractères de la race ne pou-
vaient ainsi que s'accentuer. Grands, blonds,
durs à la peine, ils ont gardé de leurs lut-
tes contre la mer une humeur batailleuse,
une opiniâtreté sévère. La marche fertile
qu'ils habitent, ils l'ont lentement, patiem-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE Xlll
ment conquise ; ils ont forcé l'océan à bat-
tre en retraite. Aussi aiment-ils d'un jaloux
amour leur terre, leur plaine, leurs prairies
vertes, bordées d'un côté par les bas-fonds
sablonneux où brille la mer, de l'autre par
la ligne bleuâtre des collines, où jadis les
vagues déferlaient. Les canaux, les digues,
les monticules, élevés artificiellement pour
y bâtir des maisons, des villages, rompent
la monotonie du paysage. Ces Saxons habi-
tués à lutter contre les éléments, forcés par-
fois d'en subir les colères dévastatrices, ont
souvent secoué le joug, quel qu'il fut, qui
voulait les contraindre. Individualistes, ils
ont de bonne heure atteint, ou plutôt recou-
vré, une sorte d'autonomie et formé comme
une république, qui s'administrait librement
avec un conseil élu. Gomme ils tenaient à
leur ancienne liberté, les habitants de la pro-
XIV INTRODUCTION
vince gardaient soigneusement leurs tradi-
tions, coutumes et costumes. Après avoir
repoussé assez violemment la Réforme, ils
ont fini par l'embrasser et, à l'heure actuelle,
il n'y a dans la Dithmarsch ni catholiques,
ni Israélites. Hebbel est donc d'un pays où
non seulement la race, mais aussi le carac-
tère germanique est resté indemne de croi-
sements. Le poète est redevable au sol natal
de son génie et, si certains talents lui firent
décidément défaut, c'est qu'il demeura avec
orgueil, avec énergie, avec courage, l'en-
fant de la Marche-Teutonne.
Le père de Hebbel était maçon, sa mère
allait en journées. Ils gagnaient pénible-
ment leur vie. Un hasard aggrava leur pau-
vreté. Ils furent forcés de vendre la petite
maison où était né le futur poète. Le père,
d'esprit étroit, hypocondriaque, trouvaitque
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XV
les jeux enfantins étaient un crime, repro-
chait à ses fils leur appétit. Friedrich gâchait
mal le mortier; son père le détestait. Pour-
tant, cet homme somhre, aigri par la pau-
vreté que son peu d'habileté l'empêchait de
surmonter, aimait les cantiques et les
poésies. Dans la bourgade, il avait, comme
diseur de contes, certain renom. C'est lui,
sans doute, qui donna de bonne heure à
Friedrich ce penchant à la mélancolie et au
fantastique macabre, qu'il gardera toujours.
La mère avait apporté en ménage quelque
argent. Dans ces classes d'artisans, la femme
est d'ordinaire plus intelligente, moins pri-
mitive que le mari. Elle avait des colères
soudaines — comme son fils aîné —, mais
elle oubliait et pardonnait vite. Bien sou-
vent, elle défendit Friedrich contre son père
qui haïssait les paysans trempés dans Fen-
Wè^
XVI INTRODUCTION
cre et qui faisait son possible pour empêcher
que son fils n'allât à Técole. Elle s'interpo-
sait et recevait les coups que le père avait
destinés à son fils. Le 11 novembre 1827,
femme et enfants furent enfin délivrés de
ce père qui, quelques jours avant sa mort,
terrifiait une dernière fois son fils Frie-
drich.
Après avoir, durant deux années, fré-
quenté une petite école maternelle, Hebbel
fut pendant huit ans, de 1819 à 1827, Félève
du maitre d'école de Wesselburen. Le
régent n'était sans doute pas un très grand
clerc, mais c'était un brave homme. Il
apprit à Friedrich l'emploi précis et exact
des mots ; c'était déjà beaucoup. Il lui prêta
des livres et l'adolescent put lire les poètes
élégiaques de la fin du xvni^ siècle ; et, sur-
tout, une des premières lectures dont
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XVII
Hebbellui est redevable, fut celle de Don
Quichotte.
A ces livres profanes il faut ajouter la
Bible, dont Friedrich, comme tous les écri-
vains allemands, fut nourri. La religion fut
une des joies de son enfance. Enfant du
peuple, il lui dut, comme tous les gens du
peuple, ses premières sensations d'art, peut-
être même ses premières sensations cons-
cientes. L'église est le musée du pauvre;
l'architecture, la musique, la poésie lui y
sont révélées. Hebbel a retracé plus tard,
avec amour, ces premières sensations du
dimanche, lorsque, fermant les yeux dans
B la vaste église, calme au milieu des ancê-
tres qui reposent dans leur tombe, il atten-
dait Dieu. Cette poésie : Le Dimanche du
petit gars, est une de ses plus naïves et Tune
de ses plus belles.
XVIII INTRODUCTION
La mort du père avait laissé la petite
famille dans un extrême dénuement. L'ex-
cellent magister procura au fils aîné une
place de saute-ruisseau chez le bailli de la
bourgade. Friedrich n'était pas payé, mais
il avait le toit et le vivre, et, de loin en loin,
une défroque de son patron. 11 a été con-
firmé en 1828. Cet acte clôt, dans les pays
du Nord, l'enfance plus tardive qu'ailleurs.
Friedrich, il est vrai, avait mûri plus préco-
cement que ses camarades ; car, dès long-
temps, le génie qui reposait en lui, avait été
éduqué, comme on disait jadis, à l'école de
la pauvreté, la seule qui lui ait été vraiment
profitable, et dont il dira par la suite :
« qu'elle affine lorsqu'elle n'émousse pas ».
Quels sont les enseignements que lui
donna la pauvreté ? Quelles traces laissa en
lui cette enfance miséreuse?
hebbi':l, l homme et l oeuvre xix
La faculté maîtresse de son esprit, comme
eût dit Taine, ou si Ton veut des mots plus
ambitieux : sa philosophie ; sa façon de con-
cevoir le monde sous un aspect antithéti-
que, ou, pour user de termes plus scolasti-
ques : son dualisme. A quatre ans, Télève de
l'école enfantine est comme frappé du vio-
lent contraste qu'il y a entre riches et pau-
vres et cette impression s'efifacera d'autant
moins qu'il en aura souffert davantage. Le
contraste qu'il y a entre ses parents a dû,
forcément, s'imposer aussi de bonne heure
à son esprit. Ses premières lectures ne font
que fortifier cette habitude de considérer
les choses sous un double aspect. Avec Don
Quichotte et Sancho, les maigres et les gras,
il voit le contraste de l'idéalisme et du
réalisme. La Bible le pénétre des grands
contrastes moraux : Dieu et le Malin, le Bon
XX INTRODUCTION
et le Mauvais ; et tout le dualisme des Ecri-
tures, — Tancien et le nouveau Testament,
le Créateur et la créature, le Ciel et la Terre,
l'Enfer et le Ciel, la vie qui prépare à la
mort, la mort qui ouvre la vie, Adam et Eve,
l'homme et la femme, Jésus-Christ : Dieu et
homme, les anges et les démons — tous ces
contrastes s'emparent de son esprit qu'ils
obsèdent. La religion, l'église, Thabituent à
opposer toujours la vie à la mort. Le cime-
tière qui entoure le temple, semble lui avoir
donné plus tôt qu'à un enfant ordinaire le
frisson de la mort. Son imagination^ nourrie
par les récits de la Bible et par les contes
qui disent les luttes des ancêtres batailleurs,
fermente et bouillonne. Il oppose aujour-
d'hui à autrefois. Tout ce qui est lointain,
autre que la petitesse actuelle, l'attirera tou-
jours irrésistiblement. Tous les éléments de
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XXI
son imagination puissante, mélancolique,
macabre, baroque, peuvent s'expliquer par
les hantises de son enfance ; tout cela a dû
se graver profondément dans le cerveau
S^ robuste, vierge de toute éducation, de cet
homme qui restera, jusqu'à sa mort, auto-
didacte. Grand poète, il ne sera jamais ni
homme de lettres, ni homme du monde, ni
homme de science. On n'est point seule-
ment autodidacte en fait d^instruction ; on
peut l'être aussi, comme Hebbel, de la vie,
de la nature, de Tart. Cela explique pour-
quoi le caractère spécifique qu'a toute
œuvre d'art, est si marqué chez Hebbel,
que, dans tous ses ouvrages^ on reconnaît,
dès Tabord, sa griffe.
Les images et les similitudes qu'emploie
un auteur nous révèlent surtout sa person-
nalité : elles montrent vraiment la réfraction
XXII INTRODUCTION
de Funivers à travers un tempérament, le
subjectivisme de l'écrivain. Certains tropes,
certaines métaphores reviennent forcément
plus fréquemment que d'autres sous la
plume de l'auteur. Ils sont comme les gestes
habituels de son style, parfois même comme
des mouvements nerveux^, involontaires*
Hebbel a ainsi gardé de son enfance un
certain nombre de comparaisons familières
et qu'il répète à satiété. Il oppose les lettres
de Talphabet aux mots, les mots aux paroles,
les paroles aux phrases, et exécute là-dessus
de nombreuses variations. On sent que les
premiers rudiments ont dû étonner le fils du
maçon : les mystères de la pensée écrite par
des signes, et devenant instruments de bien
ou de mal. L'enseignement religieux lui
fournit les variations sur les dix commande-
ments, contre lesquels certaines gens p^-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XXIII
chent en bloc; sur les dix commandements
auxquels on pourrait en ajouter un onzième ;
sur les dix commandements opposés aux
lois. Assez souvent aussi^, il fait un emploi
métaphorique du barbier et de son office,
et cet artisan, qui joue et jouait surtout un
certain rôle au village, lui fournit quelques
allusions macabres, un sujet de nouvelle.
L'écho des luttes populaires, violentes, se
perçoit aussi souvent dans ses œuvres,
dont les héros se crachent trop fréquem-
ment à la face. Hebbel aime à faire couler
leur sang, ou tout au moins à leur en faire
parler, à leur faire dire qu'ils boiraient le
sang de leur ennemi. Ils boivent beaucoup,
parlent beaucoup d'ivresse. Le sang, aussi
bien que le vin, les enivre. Ils ont tous une
sorte d'admiration pour le vin, qui donne
les rêves ardents ; ils vantent sa couleur, ses
XXIV INTRODUCTION
rubis. Pour eux, ce n'est pas certes une
boisson vulgaire, c'est une liqueur pré-
cieuse. On retrouve dans tous ces passages
où le vin, l'ivresse, le sang, servent à ani-
mer des métaphores, un souffle plébéien et
naïf. Involontairement, on revoit le village
natal du poète, les ivresses dont le peuple
ne laisse pas d'être fier, et qu'il recherche
pour se distraire de la vie pitoyable ; on
songe que le vin y était cher et rare. Et si
parfois ses personnages sont un peu loqua-
ces, c'est que la divine liqueur leur a délié
la langue et qu'ils sont étonnés et charmés
de pouvoir enfin exprimer ce que la misère
tint si longtemps renfermé dans leur poi-
trine. Il y a aussi dans sa façon de parler
de la mort^ quelque chose de brutal, de
populaire (ou si l'on veut, de médiéval),
qui sent le cimetière. L'idée de la mort le
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XXV
hante, comme de grands esprits d'une cul-
ture plus classique, comme Montaigne,
comme Shakspere ; mais il ne Toppose pas
seulement à la vie ; il ne tire pas seulement
de la considération d'une tête-de-mort des
réflexions philosophiques ou morales. Il
insiste sur la hideur de la décomposition et
ne tarit pas en détails naturalistes, qui
exagèrent, avec une sorte de rage, la scène
des fossoyeurs de Hamlet. Les « vers »
I fourmillent dans les œuvres de Hebbel, qui,
dans la vie, en avait une horreur instinc-
tive.
Les comparaisons que Hebbel emprunte
à la nature, sont peu nombreuses et gardent
{)resque toujours un caractère abstrait. Celle
qui revient le plus souvent, est l'antithèse de
l'arbre et de la feuille, de la feuille et du
fruit, de l'arbre et du fruit, de la fleur et du
b
XXVI INTRODUCTION
fruit, l'arbre immobile, la feuille vaga-
bonde, l'arbre ne jouissant pas de son fruit. . .
La nature si curieuse qui entoure son
enfance, a fait une impression indélébile sur
son tempérament, elle ne lui a pour ainsi
dire pas donné d'impressions conscientes.
La culture du sentiment artistique, la culture
artistique manquait autour de lui. Personne
ne lui disait : c'est beau. Personne ne lui
montrait un tableau, une gravure en lui
disant : c'est beau ; c'est la nature revécue
par l'art. Il a fallu que lentement, il apprit
à ouvrir les yeux, à regarder ce qu'il voyait,
lui qui, d'instinct, sut prématurément regar-
der en lui-même. Il n'y a pas de paysages
dans ses œuvres, on n'y trouve guère que
quelques courtes descriptions, quelques
notations, quelques effets de lumière, et cela
assez tardivement, Il s'est parfois ressou-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XXVIl
venu du paysage où il vécut ses premières
années, et, très justement, il l'a peint tout
en ciel, avec de lourds nuages qui viennent,
lentement, de la mer. Hebbel a su, du reste,
très bien voir et symboliser les nuages.
Hebbel passa huit années, de 18*28 à 1835,
au service du bailli de Wesselburen, dans
une position subalterne, au milieu de pro-
miscuités qui lui répugnaient d'autant plus
qu'il prenait davantage conscience de son
talent et de sa vocation. C'est proprement le
temps de son adolescence, où son esprit
croît en même temps que son corps. Son
maître était fat, revêche, le traitait en
domestique, et pourtant il rendit au jeune
poète un signalé service : il lui prêta des
livres.
Hebbel lit Klopstock, Lessing, Wieland,
Schiller, Goethe, Henri de Kleist, Hofimann
XXVIII INTRODUCTION
et quelque peu Shakspere. Avec la ferveur
de l'autodidacte, le peu qu'il lit, il le lit pro
fondement. Il s'assimile ce qui est conforme
à la tendance actuelle de son génie, le pathé-
tique de Klopstock, la tragique rhétorique
de Schiller, la dialectique dramatique de
Kleist, le fantastique de Hoffmann. Son esprit
réagit très naturellement. Les premières
œuvres qu'il écrit, poèmes lyriques ou didac-
tiques, nouvelles, trahissent nettement Fin-
fluence de ces lectures. On y trouve déjà du
reste une amertume un peu prosaïque et rude
qui lui est propre. Il n'est pas encore assez
mûr pour recevoir de Goethe une impression
durable. Les feuilles de la province impri-
ment ses poésies, ses contes : Hebbel joue
maintenant dans sa ville natale un certain
rôle. Il fonde de petits cercles littéraires et
théâtraux, et remplit congrùment son rôle
HEBBEL, l'homme ET l'oEUVRE XXIX
de très jeune poète. Son aspect est singulier.
Il chante en vers élégiaques les élues de son
cœur, en général plus âgées que lui, déplore
le trépas d'abord imaginaire, puis authen-
tique, de celles dont il se fait le chevalier
servant. Autour de lui gravitent un certain
nombre de ses camarades, avec qui il a tôt
fait de se brouiller; car il est colérique et
souffre mal la contradiction. Plus il grandit,
plus il se sent mal k l'aise dans ce milieu
où il n'est pas compris. Au tribunal, il voit
de près les plus laids côtés de la vie ; un
désir mélancolique, de jour en jour plus
exigeant, s'empare de lui. Il voit le monde,
comme toujours, dans une antithèse. La
mesquinerie de son existence actuelle fait
à ses yeux le plus éclatant contraste avec
l'immensité de ce qui est hors du finage de
Wesselburen. Le village natal lui est deve-
b.
XXX INTRODUCTION
nu une sorte de prison, d'où il faut qu'il
sorte enfin, pour aller à sa destinée. Dans
les derniers temps de son séjour dans la
Dithmarsch, Hebbel a lu une ballade de
Uhland, la Malédiction du Chanteur, qui a
été pour lui une révélation. En lisant cette
œuvre d'un réalisme artistique, plein, objec-
tif, Hebbel découvrit, comme il le dit lui-
même : que « le poète doit tirer sa création
poétique de la nature ; il doit puiser dans la
nature et non pas y porter la création de son
moi. La nature doit être son point de départ
et non pas son point d'arrivée ».
La directrice d'un journal de modes et
littérature, à Hambourg, avait accueilli un
certain nombre d'œuvres du poète. Elle fît
une collecte en faveur de Hebbel qui l'in-
téressait; et le jeune homme quitta, sans
regret, la terre natale « dont les mottes
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XXXI
collaient aux pieds ». Il arrivait à Ham-
bourg le 23 mars 1835. Les années déci-
sives de la jeunesse adulte commençaient.
Bien décidé à acquérir l'immortalité, il
entreprit la rédaction de ce Journal, où il
consignera jusqu'à sa mort, comme il le
dit exactement, des : Réflexions sur le
Monde, la Vie et les Livres et principale-
ment sur moi-même. En écrivant les pre-
mières lignes de ces mémoires, Hebbel
songe à Timmortalité, et à ses futurs bio-
graphes. Il les rédige donc peu ou prou pour
le public. Gela n'empêche point que nous
Ty voyons dans son intimité, dans son
déshabillé. Il s'y montre avec sincérité.
Sans doute il jette de temps en temps un
coup d'œil à la glace. Mais il a, néanmoins,
le courage méritoire,, et bien rare, au dire
de Montaigne et de La Rochefoucauld, de
I
XXXII INTRODUCTION
dire assez résolument du mal de son cœur,
et de n'en presque jamais dire de son esprit.
Il est orgueilleux, mais avec virilité, sans.
la moindre coquetterie.
Le but de soii séjour à Hambourg était
la préparation à l'examen qui correspond au
baccalauréat français. Il se met au latin, sans
enthousiasme, et instruit son jeune répéti-
teur — un camarade — plus qu'il n'est,
instruit par celui-ci. Si Hebbel n'apprend
guère la langue de Cicéron et de Virgile,
du moins son maitre apprend-il, au com-
merce de son élève, à considérer sérieuse-
ment les questions d'esthétique. Dans cer-
tain cénacle littéraire de la grande ville
hanséatique, Hebbel est un critique dont
on écoute avec intérêt les dissertations
originales. A Hambourg, comme ailleurs,
Hebbel est, et demeure grand liseur. Il lit
HEBBETi, L HOMME ET L OEUVRE XXXIII
» ' ' ' ' I I ' '
le vieux chant épique des Niebelungen,
dont il fera, vingt ans plus tard, l'objet
du dernier drame qu'il ait achevé. Il lit
Byron, poète dangereux pour un esprit
encore mal affermi. Hebbel le relira sou-
vent, le brûlant et l'adorant tour à tour.
Sa verve poétique, cependant, ne tarit pas :
il écrit des poèmes lyriques, et un conte i
Le Barbier La Tremhlotte (Barbier Zitter-
lein), qui est imprimé dans le Journal de
la Minuit. Le fantastique macabre, sarcas-
tique, de ce récit s'accorde assez bien avec
l'état du poète pendant ce premier séjour
à Hambourg. Sa fierté souffre de cette vie
de boursier, forcé d'aller diner tantôt chez
l'un, tantôt chez l'autre de ces gens qui se
sont engagés à lui donner, à jours fixes, un
repas. Des amitiés douteuses, des brouil-
les, des calomnies achèvent de lui rendre
XXXIV INTRODUCTION
le séjour insupportable. Il y avait à peine
un an qu'il était à Hambourg, que Hebbel
se résolvait à aller suivre les cours de T Uni-
versité de Heidelberg'. Une dernière fois
il va revoir sa mère au pays natal. Puis il
se dirige vers la romantique ville du Pala-
tinat, avec deux camarades. Il fait le trajet
à pied, parce qu'il n'a pour tout pécule
que deux cent trente marks, et aussi parce
que ces pérégrinations pittoresques étaient
alors fort à la mode — elles le resteront
longtemps encore — chez les étudiants.
Les trois compagnons passent par Bruns-
wick, Goettingue, Gassel et Francfort. Quel-
ques jours avant Pâques, en 1836, ils sont
à Heidelberg.
L'événement le plus décisif de cette année
passée à Hambourg avait été l'amour d'Elise
Lensing pour Hebbel. Cette femme jouera
HEBBEL, LHOMMK ET L OEUVRE XXXV
un rôle important dans la vie du poète ; le
poète jouera dans la vie d'Elise un rôle plus
important encore. La directrice du journal
de modes, grâce à qui Hebbel avait pu venir
à Hambourg, avait loué chez cette jeune
femme une chambre à son protégé. Frie-
drich avait vingt deux ans, Elise trente-
deux. C'était un contact dangereux que
celui de cet homme absolu, ardent, qui,
jusque-là, n'avait connu que tour à tour les
deux pôles de l'amour : sentimental, litté-
raire ; ou physique, brutal, et de cette
jeune fdle sans doute moins naïve que lui.
Les biographes du poète assurent qu'elle
n'élait point belle ; à quarante ans, après
qu'elle eut eu plusieurs enfants, après que
Hebbel lui eut causé bien des déboires,
après qu'il lui eut aussi donné les plus belles
heures d'orgueil, d'amour, de dévouement
XXXVI INTRODUCTION
de sa vie, il semble assuré qu'elle était flé-
trie et maladive, mais, en 1835, Elise était
en plein épanouissement de cette jeunesse,
qui, chez les Allemands du Nord, est moins
précoce que dans les peuples du Midi. Si
elle était sans beauté, peut-être était-elle
séduisante, au moins pour Hebbel, qui vivait
près d'elle. Elise, en outre, n'était pas sans
instruction ; elle avait, semble-t il, subi,
elle aussi, l'épreuve du malheur ; il lui
restait un petit patrimoine. Les mauvaises
langues clabaudèrent. Hebbel fut forcé de
changer de logement. Pendant longtemps
la tradition voulait qu'Elise, durant ce pre-
mier séjour du poète à Hambourg, n'ait
point été encore sa maîtresse. Le caractère
du poète, son impérieuse volonté ^ui allait
toujours jusqu'aux dernières conséquences,
la détresse morale dans laquelle il se trou-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XXXVII
vait, les trahisons de ses amis, ce désir
d'autodidacte de s'assimiler ce dont il avait
besoin, ce qui lui était nouveau, d'en faire
sa proie,' cette attirance de la passion et de
la souffrance pour son cœur novice, et la
souveraine bonté d'Elise, son besoin de se
sacrifier^ sa folie de dévouement, son désir
d'être la chose de celui qu'elle admire et qui
est beau, malheureux; certains poèmes du
poète à cette époque, les lettres souvent im-
pératives, humiliantes, qu'il écrira à la jeune
fille, cet amour qui parfois sent déjà la haine,
tout dit : après, et non pas : avant ; tout con-
firme l'hypothèse contraire. Si les mots n'ont
pas perdu leur valeur habituelle, ce passage
d'une lettre, que Hebbel écrivait de Munich
à Elise, semblera assez probant : « Les rela-
tions qui existent entre nous sont fondées
sur un roc moral^ sur l'estime réciproque ;
XXXVIII INTRODUCTION
si rivresse des sens s'en est mêlée, nous
n'avons pas à le regretter ; car c'était natu-
rel, et même, dans notre situation, inévi-
table ; mais nous regretterons encore moins
que cette ivresse soit passée ».
Les quatre mois de séjour à Heidelberg
ne furent pas stériles. Hebbel poursuit, il
est vrai, ses lectures dangereuses ; l'bu-
mour subjective à l'excès de J. P. Richter
le séduit et la verve sarcastique de Bœrne.
Mais, déjà mûri, illitGœthe avec une sympa-
thie croissante, et, parallèlement, il épèle la
nature ; il commence à la voir, et à l'admi-
rer selon sa façon coutumière : par antithèse.
La première impression que fait sur lui le
paysage -- romantique, mais agréable — de
Heidelberg, est mauvaise. Ce premier mou-
vement instinctif, ce soubresaut de sa per-
sonnalité fortement originale se reproduira à
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XXXIX
son arrivée à Copenhague, à Paris... Quoi,
n'est-ce que cela ? Où il pensait trouver des
montagnes colossales, des géants escaladant
le ciel, il aperçoit des collines ombreuses^
délicieusement accessibles, baignées par le
mince ruban du Neckar. Et, par contraste,
il a pour la première fois la vision et la nostal-
gie esthétique de la Dithmarsch ; il éprouve
ce qu'il y a d'absolu dans la beauté de la
plaine infinie^, que borde la mer. Schiller^
lui, voyait les collines de Thuringe à travers
un verre grossissant et dans son imagina-
tion elles évoquaient les Alpes neigeuses
de Guillaume Tell. Hebbel serait tenté de
trouver que la nature rapetisse les concep-
tions de son génie. Au fond, Hebbel est de
ces hommes de plaine, que Chateaubriand
— il était lui-même un de ceux-là — oppose
aux hommes de montagne. Le réalisme sera
XL INTRODUCTION
toujours odieux à l'enfant de la Dithmarsch,
qui pourtant ne laissera point parfois d'être
lui-même réaliste. Ce fut enfin à Heidel-
berg que Hebbel vit pour la première fois
des œuvres d'art. Sa personnalité s'y est
donc enrichie. Les poèmes lyriques qu'il y
composa, sont au nombre de ses meilleurs.
Il y écrivit aussi quelques nouvelles, dont
l'une au moins le satisfaisait et lui inspi-
rait quelque respect de son talent dramati-
que-épique. Gomme bien on pense, il
suivait consciencieusement, mais sans en-
thousiasme, les cours de droit pour lesquels
il s'était inscrit. Cependant, il entrait en
relations personnelles avec un de ses pro-
fesseurs, jurisconsulte de grand savoir et
sage, Thibaut, qui lui conseilla d'abandon-
ner des études pour lesquelles il avait peu
de goût. Ce conseil ne dut pas surprendre
HEBBEL, L HOMME ET L ŒUVRE \LI
Hebbel, qui n'était pas fâché, sans doute,
de s'entendre dire, tout haut et d'une bouche
autorisée, ce qu'il pensait tout bas. Désor-
mais, sur ses cartes de visite, le jeune poète
fera suivre son nom du titre de : littérateur.
Pendant l'année 1836, et pendant l'année
1837 où il séjournera à Munich, Hebbel a
écrit la plupart de ses contes et nouvelles.
Passé cette époque, il n'écrira plus que deux
nouvelles en prose : Le sieur Haidvogel et
sa Famille, 1847, et La Vache, en 1849.
Dans ces deux derniers récits la forme poé-
tique est plus achevée, mais le caractère,
le sujet, la technique est la même que dans
les nouvelles de Hambourg, de Heidel-
berg et de Munich. Ses deux maîtres sont
HofTmann et Kleist. Comme le premier de
ces écrivains, il aime à mêler le fantastique,
macabre ou baroque, à la vie réelle ; il
XLII INTRODUCTION
apprend du^^econd la concentraiion de
Taction; le récit ramassé enchaîne étroite-
ment une suite d'événements terrifiants,
qu'il raconte froidement, brièvement,
comme faits naturels et nécessaires. C'est,
avec moins d'art, la manière de Mérimée.
Une fille de ferme, Anna, ne répond point
aux avances du châtelain. Il la condamne à
filer du chanvre le jour de la fête patronale.
Valets et servantes la raillent. Elle entend
l'écho de leurs joies bruyantes. Son amant
vient la supplier d'aller quand même à la
kermesse. Elle ne veut pas désobéir. Le
soir vient. Par hasard, elle renverse la chan-
delle qui l'éclairé. Le chanvre prend feu.
Elle se sauve d'abord, hallucinée, heureuse
de cet accident qui embrase le château^ elle
savoure sa vengeance, et périt, volontaire-
ment, dans l'incendie. Cette nouvelle, Anna^
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XLIfl
que l'on a vu qui satisfaisait son auteur, est
bâtie de la même façon que La Vache : Un
paysan compte, le soir, les billets de ban-
que péniblement amassés. Son petit enfant
le regarde. Le paysan attend la vache qu'on
doit lui amener. Il croit l'entendre mugir.
Il sort. L'enfant s'amuse avec les billets ; il
a vu son père brûler le vieux journal qui
les entourait. Il brûle tous les billets les
uns après les autres. Son père rentre quand
le dernier achève de se consumer. La vache
est là ; avec quoi la payer désormais ? Il
saisit l'enfant, le lance contre le mur ;
monte au grenier par l'échelle dressée dans
la chambre. Il se pend. Le valet cherche
son maître partout, voit l'enfant, le crâne
fracassé, monte au grenier. Il sent soudain
sur ses épaules les jambes du pendu.
D'épouvante, il tombe à la renverse et se
XLIV INTRODUCTION
casse le cou, tandis que sa lanterne met le
feu à la paille du grenier. La femme du
paysan a disparu dans l'incendie ; et la
vache aussi y a péri. Plusieurs des héros,
dans les autres récits de Hebbel, incarnent,
avec des variantes, le personnage de l'heau-
tontimorumenoS;, avec qui, dans les jours
sombres, le poète avait sans doute des rela-
tions de bon cousinage. Le Tailleur Nepo-
muck Schlœgel dans sa chasse aux plaisirs
est un de ceux-là. Il cherche dans tout ce
qu'il voit, dans tout ce qu'il entend, des
prétextes à enrager et à se faire de la
bile. Ce pauvre diable est un atrabilaire
prodigieusement ingénieux, c'est un Alceste
grotesque. Hebbel croyait en avoir fait
un type très vivant. Un critique, ayant
eu la malechance de dire que cela n'était
pas une nouvelle, mais un portrait, un
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XLV
caractère à la façon de La Bruyère, Hebbel
répliqua, ce qui était vrai, qu'il ne con-
naissait pas La Bruyère; il ajouta qu'il
n'était pas un accoleur de remarques, comme
Théophraste et qu'il avait eu bien soin de
transposer en actions toutes les impressions
de son Népomucène. Il se trompait. On ne
peut lire en effet cette sorte de récit_, sans
penser aussitôt à l'amateur de tulipes, ou à
Diphile, et Schlasgel est bien un collection-
neur d'avanies imaginaires. Lorsqu'il s'es-
saie à créer des personnages humoristiques
dans la manière de Jean-Paul, Hebbel réus-
sit rarement. Ces récits manquent de soleil.
Un fragment : Les Deux Vagabonds, a
cependant une vivacité assez agréablement
picaresque, et le sieur Haidvogel, faraud et
hâbleur, hypocrite envers lui-même, pour-
rait faire assez bon ménage, semble-t-il,
XLVI INTRODUCTION
avec les immortels habitants de Seld-
wyla (1). A la fin de la nouvelle, on voit
l'épouse du sieur Haidvogel saisir les cor-
dons de la bourse avec une décision qu'ap-
prouverait fort Mme Amrain.
Outre la nouvelle : Anna, Hebbel avait
écrit à Heidelberg, au mois de juillet ou
d'août 1836, le récit intitulé : Ufie nuit chez
le garde-chasse. Le savant éditeur des œu-
vres de Hebbel trouve à cette nouvelle un
charme particulier. Sans doute il y retrouve
ce mélange de cruauté et d'humour qui
trahit toujours l'influence de Kleist et de
Hoffmann ; mais il y voit aussi de cette iro-
nie plus dégagée dont Hebbel, à son gré, a
pu trouver le modèle chez Tieck. Ce ton plus
dégagé, cette humour pourrait avoir une
autre source : la bonne humeur spirituelle
(1) Les Gens de Seldwyla. par Gottfried Relier.
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XLVII
de Paul-Louis Courier, à qui Hebbel a cer-
tainement emprunté le sujet. Il est peu
probable qu'il ait lu dans le texte le ebef-
d'œuvre épistolaire, que, le \^^ novem-
bre 1807, Courier adressait de Résina près
Portici^ à Mme Pigalle, à Lille. A cette
époque, Hebbel ne sait pas le français. Il a
pu en lire une traduction. Comme érudit et
comme politicien, Courier était connu en
Allemagne. L'édition des œuvres complètes
du pamphlétaire avait paru en 1830, et dès
cette même année, LudwigWachler consa-
crait à Courier, dans V Historisch^s Taschen-
buch de Raumer, une étude de trente-sept
pages, où il traduisait quelques passages
saillants de ses pamphlets. Ce qui semble
probable, c'est que Tattention de Hebbel a
été attirée sur ce sujet par un de ses profes'-
seurs de droit, Mittermayer, dont le poète
XLVIII INTRODUCTION
suivait le cours sur la responsabilité en
matière criminelle. Le professeur illustrait
ses leçons par des exemples anecdotiques,
comme nous le prouve un projet de nouvelle
consigné par flebbel dans son Journal d'Hei-
delberg, le 2 septembre 1836. En écrivant
Anna^ le poète pensait aussi fournir une
contribution à l'étude de la responsabilité.
Et il n'est pas difficile de voir comment on
pouvait faire servir le récit de Courier à
Tétude d'un problème juridique : Les deux
amis, hallucinés par les paroles qu'ils ont
entendues, tuent leur hôte. Sont-ils respon-
sables du crime ?
Courier, comme l'a indiqué M. Lanson,
a pris lui-même son sujet dans VHeptamé-
ron. Mais c'est bien l'épistolier, et non pas
la reine de Navarre, qui a inspiré l'écrivain
allemand. Sans doute, si l'on employait la
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XLIX
méthode justement célèbre de M. Dreyfus-
Brisac, on découvrirait que Hebbel a fait
d'un chien de boucher de la première édi-
tion, un chien de berger dans la seconde.
Or, l'aventure de THeptainéron se passant
chez un boucher, cette substitution ne lais-
serait pas d'être inquiétante, et l'on flaire-
rait un plagiat évident. Non, la raison du
changement n'a rien de machiavélique. Le
chien en question est affamé et maigre, et
Hebbel n'eut pas tort d'en déposséder le
boucher, pour l'attribuer à un berger, chez
qui les reliefs sont moins substantiels.
On verra, dans les pages suivantes^ en
lisant le récit français et le récit de Tauteur
allemand, qu'il n'y a pas de doute possible
sur la source d'où Hebbel tira sa nouvelle.
Dans l'apparat critique de son édition,
M. Werner note que Hebbel avait d'abord
INTRODUCTION
écrit ce récit, comme Courier, à la pre-
mière personne. Il serait oiseux de mon-
trer par le menu quels ont été pour Hebbel
les mots suggestifs de son modèle. On les a
mis en italique dans le texte. La forêt, la
soupente, les mots entendus à travers la
cloison, le caractère différent des deux
amis, ce souvenir de l'Italie évoquée dans
le cauchemar de l'un d'eux, sont des traits
communs qui sautent aux yeux. Ce qu'il y
a surtout d'intéressant dans cette comparai-
son, c'est qu'elle nous renseigne sur la
méthode de Hebbel, sur ses tendances, ses
habitudes littéraires. Quand un grand écri-
vain reprend un sujet déjà traité avant
lui par un grand écrivain, son ouvrage
est toujours, qu'il le veuille ou non, une
critique indirecte de son modèle. En faisant
autrement que lui, il pense faire mieux. Il
HEBBÊL, L HOMME ET L OEUVRE LI
fait la scène à faire. Hebbel a donc déve-
loppe, corrigé, transposé Courier. Partout,
il a appuyé, accentué, chargé le récit de
détails caractéristiques, puisés dans le passé,
dans l'avenir de ses personnages. Il a
tapissé le canevas de laines variées. Dans la
la nuit, Courier aperçoit une maison fort
noire, et c'est tout. Les héros de Hebbel aper-
çoivent une lumière au loin. La conversa-
tion des deux jeunes gens dure encore un
certain moment avant qu'ils n'arrivent de-
vant la fenêtre éclairée, d'où ils inspectent
la chambre. Le futur dramatiste donne alors
la description du décor et de la vieille, qui,
avant de se lever, semble en faire partie. La
maison fort noire de Courier a donné l'idée
à l'écrivain allemand de ces murs dont le
revêtementde chaux s'est effrité par endroits
et laisse voir la terre noire. Le futur drama-
LU INTRODUCTION
tiste a créé ensuite des dialogues, et donné
aux divers événements de cette nuit singu-
lière un mouvement dramatique. Il a multi-
plié le geste unique du charbonnier de
Courier et fait, en un mot,, d'une nouvislle
romane avec un seul point culminant, une
suite de scènes tragiques. Faut-il admirer
l'élément ironique introduit par Hebbel
dans cette histoire, et qui en fait un gab,
comme les aimaient les vieux auteurs épi-
ques du moyen-âge ? Sans doute, ces plai-
santeries copieuses sont à la portée d'un
homme du peuple ; r Assommoir en offre de
mémorables exemples. Et pourtant, Ton
pourrait trouver que ce garde-chasse est
un pince-sans-rire décidément trop souple,
trop expert en jeux de physionomie. Cette
nouvelle présente, nonobstant, un vif inté-
rêt. Le matou halluciné par la lumière rap-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LUI
pelle agréablement Hoffmann. La hache san-
glante, ou rouillée, relève de ce naturalisme
ou de ce romantisme brutal qu'affectionne
Hebbel. Le lever du soleil, le chant pur de la
vieille ont une fraîcheur vraiment poétique.
Un certain rationalisme cherche à donner
exactement raison de tout. Deux voyageurs,
à cette époque, que pouvaient-ils être?
Copains ou compagnons ? Etudiants ou arti-
sans? Et la supercherie du garde-chasse
nous montre la tendance didactique du
poète, même dans un récit dont renseigne-
ment se dégageait de lui-même. Il eût pu
donner comme titre à sa nouvelle le pro-
verbe : Il ne faut pas juger les gens sur la
mine. Par là, Hebbel rejoint, comme on va le
voir, le conte moral de la reine de Navarre :
« Il y a un village, entre Niort et Fors,
nommé Grip, lequel est au seigneur de
LIV INTRODUCTION
Fors. Un jour advint que deux cordeliers,
venant de Niort, arrivèrent bien tard en ce
lieu de Grip, et logèrent en la maison
d'un boircher ; et, pource qu'entre leur
chambre et celle de Thôte n'y avoit que
des ais bien mal joints, leur print envie
d'écouter ce que le mari disoit à sa femme
étant dans le lit ; et vinrent mettre leurs
oreilles tout droit au chevet du lit du mari,
lequel, ne se doutant de ses hôtes, parloit
privément, à sa femme, de son ménage,
en lui disant: « Ma mie, il me faut lever
demain de bon matin, pour aller voir nos
cordeliers ; car il y en a un bien gras, lequel
il nous faut tuer, nous le salerons inconti-
nent et en ferons notre proufît ». Et, com-
bien qu'il entendît de ses pourceaux, qu'il
appeloit cordeliers^ si est-ce que les deux
pauvres frères, qui oyoient cette délibéra-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LV
tien, se tinrent tout assurés que c'étoitpour
eux, et, en grande peur et crainte, atten-
doient Taubedu jour. Il yen avoit un d'eux
fort gras et l'autre assez maigre ; le gras se
vouloit confesser â son compagnon, disant
qu'un boucher, ayant perdu Tamour et
crainte de Dieu, ne feroit non plus de cas
de Fassoramer qu'un bœuf ou autre bête ;
et, vu qu'ils étoient enfermés en leur cham-
bre, de laquelle ils ne pouvoient sortir
sans passer par celle de l'hôte, ils se pou-
voient tenir bien sûrs de leur mort, et
recommander leurs âmes à Dieu. Mais le
jeune, qui n'étoit pas si vaincu de peur que
son compagnon, lui dit que, puisque la porte
leur étoit fermée, il falloit essayer à passer
par la fenêtre ; aussi bien ne sauroient-ils
avoir pis que la mort. A quoi le gras s'ac-
corda. Le jeune ouvre la fenêtre, et, voyant
LVI INTRODUCTION
I
qu'elle n'étoit trop haute de terre, sauta
légèrement en bas et s'enfuit le plus tôt et
le plus loin qu'il put sans attendre son com-
pagnon, lequel essaya le danger ; mais la
pesanteur le contraignit de demeurer en
bas; car, au lieu de sauter, il tomba si lour-
dement, qu'il se blessa fort une jambe, et,
quand il se vit abandonné de son compa-
gnon et qu'il ne le pouvoit suivre, regarda
autour de lui où il se pourroit cacher, et
ne vit qu'un tectà pourceaux, où il se traîna
le mieux qu'il put; et, ouvrant la porte pour
entrer dedans, échappèrent deux grands
pourceaux, en la place desquels se mit le
cordelier, et ferma le petit huis sur lui,
espérant, quand il oirroit le bruit des gens
passant, qu'il appelleroit et trouveroit se-
cours ; mais si tôt que le matin fut venu, le
boucher apprêta ses grands couteaux, et dit
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LVII
à sa femme qu'elle lui tint compagnie pour
aller tuer ses deux pourceaux gras. Et
quand il arriva autect où le cordelier s'étoit
caché, commença à crier bien haut, en
ouvrant la petite porte : « Saillez dehors,
mes cordeliers, c'est aujourd'hui que j'au-
rai de vos boudins. » Le cordelier, ne se
pouvant soutenir sur sa jambe, saillit à
quatre pieds hors du tect, criant tant qu'il
pouvoit miséricorde. Et si ce pauvre corde-
lier eut grand'peur, le boucher et sa femme
n'en eurent pas moins, car ils pensoient
que saint François fût courroucé contre eux
de ce qu'ils nommoient une bête un corde-
lier. Et se mirent à genoux devant le pauvre
frère demandant pardon à saint François et
à sa religion ; en sorte que le cordelier
crioit d'un côté miséricorde au boucher,
et le boucher, à lui, de l'autre ; tant, que
LVIII INTRODUCTION
les uns et les autres furent un quart d'heure
sans se pouvoir assurer. A la fin, le beau
père, connoissant que le boucher ne lui
vouloit point de mal lui conta la cause pour
laquelle il s'étoit caché en ce tect, dont leur
peur fut incontinent convertie en matière
de ris, sinon que le pauvre cordelier, qui
avoit mal en sa jambe, ne se pouvoit
réjouir ; mais le boucher le mena en sa
maison, où il le fit très bien panser. Son
compagnon, qui l'avoit laissé au besoin,
courut toute la nuit, tant, qu'au matin il
vint en la maison du seigneur de Fors, où il
se plaignit du boucher, qu'il soupçonnoit
avoir tué son compagnon, vu qu'il n'étoit
point venu après lui. Le seigneur de Fors
envoya incontinent audit lieu de Grip, pour
en savoir la vérité; laquelle sue, ne trouva
point matière de pleurer, et ne faillit à la
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LIX
raconter à sa maîtresse, Madame la duchesse
d'Aiigoulême, mère du roi François, pre-
mier de ce nom.
Voilà, Mesdames, comme il ne fait pas
bon écouter le secret où Ton n'est pas
appelé, et entendre mal les paroles d'au-
trui... » Heptaméron : XXXIV.
Lettre de Paul-Louis Courier.
« Vos lettres sont rares, chère cousine,
vous faites bien, et si vous étiez plus dili-
gente à m'écrire,si vos lettres étaient moins
rares, je m'y accoutumerais, et je ne pour-
rais plus m'en passer. Tout de bon^ je suis
en colère : vos douceurs ne m'apaisent
point. Gomment, cousine, depuis trois ans
voilà deux fois que vous m'écrivez ! en
LX INTRODUCTION
vérité, mamzelle Sophie... Mais quoi ! si je
vous querelle, vous ne m'écrirez plus du
tout. Je vous pardonne donc, crainte de pis.
Oui, sûrement, je vous conterai mes
aventures bonnes et mauvaises, tristes et
gaies, car il m^'en arrive des unes et des
autres. <( Laissez-nous faire, » cousine, « on
vous en donnera de toutes les façons ».
C'est un vers de La Fontaine ; demandez à
Voisard. Mon Dieu ! m'allez-vous dire, on
a lu La Fontaine, on sait ce que c'est que
le Curé et le Mort. Eh bien, pardon. Je
disais donc que mes aventures sont diver-
ses, mais toutes curieuses, intéressantes ;
il y a plaisir à les entendre, et plus encore,
je m'imagine, à vous les conter. C'est une
expérience que nous ferons au coin du feu
quelque jour. J'en ai pour tout un hiver.
J'ai de quoi vous amuser, et par conséquent
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LXI
VOUS plaire, sans vanité, tout ce tenjps-là ;
de quoi vous attendrir, vous faire rire, vous
faire peur, vous faire dormir. Mais pour
vous écrire tout, ah ! vraiment, vous plai-
santez : madame Radcliffe n'y suffirait pas.
Cependant je sais que vous n'aimez pas à
être refusée ; et comme je suis complai-
sant, quoi qu'on en dise, voici, en atten-
dant, un petit échantillon de mon histoire ;
mais c'est du noir, prenez-y garde. Ne lisez
pas cela en vous couchant, vous en rêveriez,
et pour rien au monde je ne voudrais vous
avoir donné le cauchemar.
Un jour, je voyageais en Galabre. C'est un
pays de méchantes gens, qui, je crois, n'ai-
ment personne, et en veulent surtout aux
Français. De vous dire pourquoi, cela serait
long ; suffit qu'ils nous haïssent à mort, et
qu'on passe fort mal son temps lorsqu'on
LXII INTRODUCTION
tombe entre leurs mains. J'avais pour com-
pagnon un jeune homme d'une figure... ma^
foi, comme ce monsieur que nous vîmes au
Raincy ; vous en souvenez -vous ? et mieux
encore peut-être. Je ne dis pas cela pour
vous intéresser, mais parce que c'est la
vérité. Dans ces montagnes les chemins
sont des précipices, nos chevaux mar-
chaient avec beaucoup de peine ; mon
camarade allant devant, un sentier qui lui
parut plus praticable et plus court nous
égara. Ce fut ma faute ; devais-je me fier à
une tête de vingt ans ? Nous cherchâmes,
tant qiiil fit jou7% notre chemin à travers
ces bois ; mais plus nous cherchions, plus
nous nous perdions^ et il était nuit noire;
quand nous arrivâmes près d'une maison;
fort noire. Nous y entrâmes, non saiis soup-
çon ; mais comment faire? Là nous trou-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LXIU
vons toute une famille de charbonniers à
table, où du premier mot on nous invita.
Mon jeune homme ne se fit pas prier: nous
voilà mangeant et buvant, lui, du moins ;
car pour moi j'examinais le lien et la mine
de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien mines
de charbonniers ; mais la maison, vous l'eus-
siez prise pour un arsenal. Ce n'étaient que
fusils, pistolets^ sabres, couteaux, coutelas.
Tout me déplut, et je vis bien que je déplai-
sais aussi. Mon camarade, au contraire : il
était de la famille, il riait, il causait avec
eux; et, par une imprudence que j'aurais
dû prévoir (mais quoi ! s'il était écrit...), il
dit d'abord d'où nous venions, où nous
allions, qui nous étions. Français, imaginez
un peu ! chez nos plus mortels ennemis,
seuls, égarés, si loin de tout secours hu-
main ! et puis, pour ne rien omettre de ce
LXIV INTRODUCTION
qui pouvait nous perdre, il fit le riche, pro-
mit à ces gens pour la dépense et pour nos
guides le lendemain ce qu'ils voulurent.
Enfin il parla de sa valise, priant fort qu'on
en eût grand soin, qu'on la mit au chevet
de son lit ; il ne voulait point, disait-il,
d'autre traversin. Ah ! jeunesse ! jeunesse !
que votre âge est à plaindre ! Cousine, on
crut que nous portions les diamants de la
couronne.
Le souper fini, on nous laisse ; nos hôtes
couchaient en bas, nous dans la chambre
haute ^ où nous avions mangé. Une sou-
pente élevée de sept à huit pieds, où Ton ;
montait par une échelle, c'était là le cou-
cher qui nous attendait; espèce de nid
dans lequel on s'introduisait en rampant
sous des solives chargées de provisions pour
toute l'année. Mon camarade y grimpa
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LXV
seul, et se coucha tout endormi, la tête sur
la précieuse valise. Moi, déterminé à veil-
ler, je fis bon feu, et m'assis auprès. La
nuit s'était déjà passée presque entière
assez tranquillement, et je commençais à
me rassurer, quand, sur l'heure où il me
semblait que le jour ne pouvait être loin,
j'entendis au-dessous de moi notre hôte et sa
femme se disputer ; et, prêtant l'oreille par
la cheminée qui communiquait avec celle
d'en bas, je distinguait parfaitement ces
propres mots du mari : « Eh bien ! enfin,
voyons, faut-il les tuer tous deux? » A quoi
la femme répondit : « Oui. » Et je n en-
tendis pins rien.
Que vous dirai-je? Je restai respirant à
peine, tout mon corps froid comme un
marbre ; à me voir, vous n'eussiez su si
j'étais mort ou vivant. Dieu ! quand j'y
d.
LXVI INTRODUCTION
pense encore ! Nous deux presque sans
armes^ contre eux, douze ou quinze, qui en
avaient tant! Et mon camarade, mort de
sommeil et de fatigue î L'appeler, faire du
bruit, je n'osais; m'échapper tout seul, je
ne pouvais ; la fenêtre n'était guère haute,
mais, en bas, deux gros dogues hurlant
comme des loups... En quelle peine je me
trouvais, imaginez-le si vous pouvez. Au
bout d'un quart d'heure, qui fut long,
j'entends sur l'escalier quelqu'un^ et, par
les fentes de la porte^ je vis le père, sa
lampe dans une main, dans l'autre un de
ses grands couteaux. Il montait, sa femme
après lui ; moi, derrière la porte : il ouvrit;
mais, avant d'entrer, il posa la lampe que
sa femme vint prendre ; puis il entre pieds
nus, et elle de dehors lui disait à voix
basse, masquant avec ses doigts le trop de
HEBBEL, l'homme ET L OEUVRE LXVII
lumière de la lampe : « Doucement^ va dou-
cement. » Quand il fut à l'échelle, il monte^
son couteau dans les dents, et venu à la
hauteur du lit, ce pauvre jeune homme
étendu offrant sa gorge découverte^ d'une
main il prend son couteau, et de l'autre...
Ah ! cousine... Il saisit un jambon qui pen-
dait au plancher, en coupe une tranche, et
se retire comme il était venu. La porte se
referme, la lampe s'en va et je reste seul à
mes réflexions.
Dès que le jour parut, toute la famille, à
grand bruit, vint nous éveiller, comme nous
l'avions recommandé. On apporte à man-
ger : on sert un déjeuner fort propre, fort
bon, je vous assure. Deux chapons en fai-
saient partie, dont il fallait, dit notre
hôtesse emporter Tun et manger l'autre. En
les voyant, je compris enfin le sens de ces
LXVIII INTRODUCTION
terribles mots : « faut-il les tuer tous
deux? » Et je vous crois, cousine, assez de
pénétration pour deviner à présent ce que
cela signifiait.
Cousine^ obligez-moi : ne contez pas
cette histoire. D'abord, comme vous voyez,
je n'y joue pas un beau rôle, et puis vous
me la gâterez. Tenez, je ne vous flatte
point ; c'est votre figure qui nuirait à Teffet
de ce récit. Moi, sans me vanter, j'ai la
mine qu'il faut pour les contes à faire peur.
Mais vous, voulez-vous conter? prenez des
sujets qui aillent à votre air, Psyché, par
exemple. »
Une nuit chez le garde-chasse.
« Est-ce que nous n'arriverons pas bien-
tôt à D***, cria la voix impatiente d'Otto
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LXIX
à son ami Adolphe, et il porta avec vivacité
la main à sa joue gauche qu'une branche
venait d'égratigner. Voilà longtemps que
le soleil est couché ; il fait nuit noire et mes
jambes ne peuvent plus me porter». —
« Je crains bien que nous ne soyons égarés,
répondit Adolphe d'un ton découragé, et il
va falloir, je crois, passer la nuit en plein
bois ». — « Si tu ne t'en aperçois que
maintenant ! répliqua Otto, visiblement
agacé ; mais aussi, toi, tu sais toujours
tout, tu prétends te reconnaître là où tu
n as jamais mis le pied. Et j'ai une faim,
comme un loup qui entend bêler un mou-
ton ». — « J'ai encore un petit pain, répli-
qua Adolphe, attends ; et il portait la main
à sa poche. Ah ! mais non, je l'ai jeté tout
à l'heure à un chien de berger qui n'avait
que la peau sur les os, tu sais, celui qui est
LXX INTRODUCTION
passé près de nous, quand nous traversions
le dernier village ».
Les étudiants, harassés, restèrent un long
temps silencieux. Ils avançaient toujours,
tous deux contrariés et assez penauds de
leur mauvaise humeur. Parfois ils sifflaient.
(( Allons, bon, voilà qu'il commence à pleu-
voir, maintenant! » dit enfin Otto. — « Il
n'y a que les poissons qui ne s'en aperçoi-
vent pas, répartit Adolphe, mais si mes
yeux ne me trompent pas, il me semble
que je vois briller, là-bas, une lumière ».
— c( Qu'est-ce que tu veux que ça soit ? dit
Otto à mi-voix, un feu follet ? Les marais
ne doivent pas manquer par ici ». Cepen-
dant il hâtait le pas. « Qui va là ? cria Adol-
phe, en s'arrêtant tout à coup. Pas de
réponse. Il me semblait bien que j'avais
entendu marcher derrière nous, » ajouta-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LXXI
t-il. — « Bah ! répliqua Otto, les oreilles ne
sont pas infaillibles ! »
Tout en disant cela, ils étaient arrivés
près d'une maison solitaire. Ils s'appro-
chèrent des fenêtres, et regardèrent à l'inté-
rieur. Une chambre vaste, nue. Le revête-
ment de chaux était tombé par endroits et
l'on voyait les murs en terre. Çà et là, quel-
ques chaises de paille ; au-dessus du poêle
à demi défoncé étaient deux pistolets, et un
couteau de chasse. Au fond, près d'une
table, était assise une vieille, édentée, bor-
gne ; à ses pieds était couché un gros chien
qui se grattait avec ses pattes taillées à
coups de serpe.
Après qu^ils eurent ainsi passé la revue,
Adolphe dit : « Je crois que nous ferons
bien de loger à la belle étoile, sous un buis-
son, plutôt que dans cet antre. On dirait
LXXII INTRODUCTION
une caverne de brigands. » Otto allait faire
la même réflexion. Mais, comme il arrive
dans ces moments d'extrême déplaisir,
Tesprit de contradiction lui fît dire : qu'après
tout une vieille femme n'avait rien de bien
terrible, et qu'il ne voyait pas pourquoi ils
n'entreraient pas. a Tu fais semblant de ne
pas me comprendre, répliqua Adolphe
d'un ton piqué. Tu sais très bien que ce
n'est pas en notre honneur que la vieille
est assise là ; elle attend certainement du
monde, et quel monde ? Voilà ce qu'il serait
difficile de dire. Regarde un peu comme
elle tord sa gueule édentée, et comme elle
se frotte les yeux pour ne pas s'endormir ;
les yeux ! non, l'œil qu'elle a sauvé dans la
dernière rixe. D'ailleurs, c'est aussi un caba-
ret, tu vois^ là-bas, dans le coin, les bou-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LXXIII
teilles et les verres. Enfin, je ferai ce que tu
voudras. »
Avant qu'Otto ait pu répondre, retentit
derrière eux un vigoureux : « Bonsoir ! »
Les deux amis se retournèrent et aperçu-
rent, dans le faible rayon de lumière qui
perçait à travers la fenêtre, un homme,
courtaud, trapu ; ses yeux faux et rusés
envisageaient, tour à tour, les deux jeunes
gens. Son chapeau de chasseur, en feutre
vert, était enfoncé sur le front. «Vous vous
êtes sans doute égarés, ajouta l'inconnu, et
vous cherchez un gite pour la nuit. Vous
avez de la chance que je revienne juste
maintenant de ma tournée ; ma vieille mère
ne vous aurait pas laissés entrer. Si vous
n'êtes pas difficiles, suivez-moi. Tout ce que
je peux faire, c'est de vous donner la man-
sarde ; vous y serez un peu mieux qu'en
LXXIV INTRODUCTION
plein bois. Il y a de la bière et du pain à
votre service, et avec quelques bottes de
paille on pourra toujours vous faire un lit. »
Le chien se mit à aboyer; la vieille se
leva et, d'un pas pesant, se traîna près de
la fenêtre : « C'est moi! » cria le garde-
chasse. « C'est toi, mon fils ! » répliqua-t- ^
elle d'une voix nasillarde ; elle ouvrit len-
tement la porte, qui était verrouillée à
l'intérieur. « Entrez, entrez toujours, » dit
le garde avec une insistance presqu'impo-
lie. Les deux étudiants entrèrent à contre-
cœur. Otto passa le premier. A peine
avaient-ils franchi le seuil, que le garde,
avec une précipitation singulière, ferma la
porte derrière eux. La vieille, cependant,
après avoir rajusté ses lunettes, les dévisa-
geait d'un air rogue. En les invitant à péné-
trer dans la chambre, le garde demanda à
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LXXV
sa mère : u Pas encore là ? » Il avait dit ces
mots presqu'à voix basse ; Otto, seul, les
entendit. La vieille devait être dure
d'oreille, son fils l'entraîna dans un coin de
la chambre et tandis qu'il lui parlait à
l'oreille, un sourire hideux animait la figure
du garde. La vieille jeta un regard sin-
gulier sur les deux hôtes, et sortit. Elle
revint bientôt, avec de la bière, du pain et
du fromage. Le garde approcha deux chai-
ses de la table et, avec une amabilité forcée,
il invita, par geste, les étudiants à se servir.
Ils avaient grand faim et ne se firent pas
prier. Pendant ce temps-là, le garde décro-
chait les deux pistolets au-dessus du poêle.
Sans s'inquiéter de l'étonnement de ses
hôtes, il chargea lentement les armes, mit
de la poudre dans le bassinet et passa les
pistolets à sa ceinture. Puis, sans dire mot,
LXXVI INTRODUCTION
il saisit la lampe, et montant par une
échelle, il conduisit les deux jeunes gens au
grenier, dans une vieille mansarde, où Ton
avait déjà préparé une litière de paille. Il
leur dit sèchement : « Bonne nuit, » et il
s'éloignait déjà avec la lampe, quand les
deux amis lui dirent en même temps qu'ils
voudraient bien ne pas rester sans lumière.
« De la lumière ? dit le garde surpris, je
regrette beaucoup ; mais chez moi, il vous
faudra dormir comme dans la tombe, dans
Tobscurité. Ma mère n'a pas souvent de
chandelle, et la lampe, nous en avons
besoin pour... pour...» — «Pour?» dit
Otto, voyant que le garde cherchait ses
mots. « Pour lire la prière, naturellement, »
répondit-il. Il n'y a que les savants qui
la sachent par cœur. Enfin, peut-être
aurons-nous la chance de dénicher encore
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LXXVIl
un bout de chandelle, et alors je vous
monterai la lampe. »
Le garde descendit, laissant les jeunes
gens dans l'obscurité. « Qu'est-ce que tu
penses de tout ça ? » dit Otto. Adolphe
répondit gravement : « Nous dormirons, je
crois, ou très longtemps, ou pas du tout. »
— « Est-ce qu'il n'y a pas une fenêtre, là-
bas, dans le toit ? » dit Otto. « Il me semble
que oui, répliqua Adolphe ; je vais voir s'il
y a moyen de l'ouvrir. » En tâtonnant, il
alla jusqu'à la fenêtre et essaya de l'ouvrir.
A ce moment, le garde revenait avec la
lampe ; d'un air sombre, il cria à Adolphe :
« L'espagnolette n'est là que pour la frime ;
la fenêtre est clouée à l'extérieur ; et je
crois même qu'il y a des barreaux de fer.
Mais vous aurez de l'air tout de même ; il y
a deux ou trois carreaux de cassés. Il se
LXXVIII INTRODUCTION
retourna encore une fois : « S'il arrivait
quelque chose en bas, que vous entendiez
ceci ou cela, que ça ne vous dérange pas.
Vous, on vous laissera bien en repos. >; —
« Qu'est-ce qu'il peut donc encore arriver à
pareille heure ? » demanda Adolphe d'un
ton véhément. « Tiens, tiens ! répliqua la
voix gouailleuse du garde, ce n'est pas la
nuit, qu'un cabaret forestier a le moins de
clients ! » Adolphe ne put contenir son irri-
tation : « Mais^ est-on en sûreté, oui ou non ? »
— « Enfin, ajouta Otto avec une tranquil-
lité feinte, nous ne manquons pas d'armes. »
— « Tant mieux, tant mieux ! » répondit le
garde qui riait aux éclats, et il claqua la
porte si fort, que les murs et la fenêtre en
tremblèrent. « Harras, » cria-t-il au dehors,
« coucher là ! » Le chien s'allongea contre
la porte en grondant ; puis on l'entendit
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LXXIX
bâiller. « Pousse le verrou, » dit Otto à
Adolphe. Aussitôt dit, aussitôt fait. « C'est
encore heureux que la lampe ait assez
d'huile, » dit ce dernier, et la soulevant, il
éclaira tous les recoins de la chambre. « Il
faudrait voir si, dans tout ce fouillis, nous
ne trouverons pas un gourdin, ou n'importe
quoi, pour nous défendre. »
Ils commencèrent alors h passer en revue
tous les débarras qui étaient entassés dans
la mansarde. Otto mit la main sur un vieux
calendrier, qu'il rejeta aussitôt après l'avoir
ramassé. Adolphe le reprit et le feuilleta.
Au bout de quelques minutes, pâle comme
un linge, il le laissa tomber à terre, en
disant : « Eh bien ! maintenant, je sais où
nous sommes. Cette maison est le coupe-
gorge de l'assassin X***. (Il dit le nom, tris-
tement célèbre dans toute l'Allemagne, d'un
LXXX INTRODUCTION
bandit qui, après de nombreux crimes,
avait été décapité, six mois auparavant, à
Heidelberg, où les jeunes gens suivaient les
cours de l'université). Son nom est écrit
sur le calendrier et nous sommes, sans
doute, les hôtes de son fils. » C'est déjà
mourir à moitié que de se représenter vive-
ment la mort, avec toutes ses épouvantes et
ses mystères. Mais qu'y a-t-il de plus
effroyable que cette pensée, pour des jeunes
gens? Un sentiment de vie intense, le sang
impétueux commence déjà à bouillonner
dans leurs veines ; leurs forces semblent
défier l'éternité, et les voilà soudain, sans
transition, au bord d'une tombe creusée
par un meurtrier. Leur âme se contracte
comme le ver de terre, quand il sent
au-dessus de lui l'ombre du pied qui va
Técraser. Comme lui, dans sa débilité
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LXXXI
et dans sa rage, ils voudraient, une fois
encore, manifester leur force, leur énergie
vitale, la prouver par un coup, par une
piqûre à leur meurtrier. De tous leurs
ardents désirs, c'est le seul qui leur reste.
Mais les deux amis poussent soudain un
grand cri de joie. Ils viennent de décou-
vrir, cachée derrière des planches, une
cognée rouillée ; ils la prennent, et l'un
après l'autre, ils la brandissent en signe de
triomphe, la font tournoyer autour de leur
tête.
« Tu vois, dit i\.dolphe, elle est tachée de
sang. » — « Eclaboussée, comme la hache
d'un boucher, reprit Otto, avec un frémisse-
ment Hein ? Adolphe, nous ne pensions
guère avoir une nuit pareille, quand nous
sommes sortis ce matin, pour nous donner
une journée de bon temps. Le soleil bril-
LXXXII INTRODUCTION
lait, si clair, si gai ! un vent frais vous ca-
ressait les cheveux, et nous parlions de ce
que nous ferions dans trois ans !» — « Qui
est-ce qui frappe ? » s'écria Adolphe, et il
bondit vers la porte, en levant la cognée.
« C'est le chien qui gratte ses puces ! » dit
Otto. « C'est vrai, tu as raison, reprit Adol-
phe, le voilà rendormi, il ronfle déjà. Tiens,
allons donc nous asseoir sur la paille ; pose
la lancipe sur ce billot ». Otto feuilletait le
calendrier et lisait une vie de saint qui
s^y trouvait. Adolphe, immobile, fixait la
flamme de la lampe. « C^est tout de même
épouvantable, dit-il, après un long silence,
d'être assis là, à un endroit où l'on a assas-
siné, plus d'une fois peut-être, un dormeur
innocent. Viendront- ils bientôt nous égor-
ger, les gens d'en bas? ils aiguisent leurs
poignards, sans doute. Est-ce qu'on ne vient
I
HEBBEL, l'homme ET l'OEUVRE LXXXIII
pas d'ouvrir la porte de la maison? » —
« Sûrement, répondit Otto, en tendant
l'oreille. Il me semble aussi que j'entends
un bruit de pas, comme si l'on marebait sur
la pointe des pieds ; ce sont les complices
qui arrivent. » — « Ma foi, je n'en suis pas
fâcbé, dit Adolphe, en se levant brusque-
ment ; je n'aime pas attendre, et la mort
moins qu'autre chose! » — « Nous sommes
deux, après tout, reprit Otto. Et il faudra
d'abord qu'ils montent à l'échelle. Nous
nous en tirerons peut-être. C'est vrai
qu'avec des armes à feu... L'échelle craque.
Entends-tu ? Vite, allons les recevoir. »
Otto ouvrit brusquement le verrou, et il
voulait se précipiter au dehors, mais le
chien qui grognait en lui montrant les
dents, le força à rentrer. Le garde cria
alors de sa voix perfide : « Fi ! Harras I
LXXXIV INTRODUCTION
Laisse ces messieurs tranquilles, s'ils ne
veulent pas que tu les gardes, ne les garde
pas de force! » Le chien baissa la queue, et,
docilement, laissa le passage libre. Adol-
phe saisit la lampe, et s'approcha de
Féchelle. « Comment ! vous ne dormez
pas? » demanda le garde. « Qu'est-ce que
vous voulez encore ? » répliqua Adolphe.
« Ce que je voulais ? Oui, qu'est-ce que je
voulais donc?» répondit le garde, qui sem-
blait embarrassé. « Vous ne m'inspirez pas
confiance, vous ! » cria Adolphe d'un air
menaçant. « Vous devez être bailli, je ne
sais où, » répliqua le garde. Messieurs les
baillis ne peuvent pas souffrir mon nez; ils
disent qu'il est de gingois; trouvez-vous
que c'est vrai? » — « Drôle ! » cria Adol-
phe, qui s'avança le plus qu'il pouvait et
posa la lampe par terre. « Pas d'insultes!
HEBBEL, l'homme ET l' OEUVRE LXXXV
répliqua le garde avec virulence ; il n'y a
pas besoin de ça pour me persuader que
vous êtes du bois dont on fait les conseil-
lers intimes... Mais, ajouta-t-il, en repre-
nant son air patelin, poussez donc la lampe
un peu plus loin. Je suis enrhumé et en tous-
sant je pourrais l'éteindre ; ça serait tout
aussi dangereux que si je l'avais soufflée. Il
me semble que ça vous est désagréable de
me voir en haut. Eh bien, faites-moi donc le
plaisir de remplir cette mesure d'avoine,
tenez, dans le coffre qui est à côté de la
cheminée. C'est pour mon cheval qui est
malade. Tiens, tiens, vous avez une hache?
Eh bien, j'espère, si vous vous promenez
souvent avec cette arme- là dans votre
poche, vous devez avoir une poche assez
spacieuse ! » Otto lit, à la place d'Adolphe,
ce que le garde demandait, après quoi, ce
LXXXVI INTRODUCTION
dernier s'en alla. Les amis rentrèrent dans
la mansarde, et le chien vint reprendre sa
place.
« Quelle nuit mouvementée! dit Otto à
Adolphe. Après tout, ce coquin est peut-être
seul à la maison, ses suppôts ne seront pas
venus, et n'ayant pu réussir à nous sur-
prendre, il renonce sans doute à faire le
coup. » — (( C'est possible, répliqua Adol-
phe, et il tira sa montre : Du reste, il n'est
pas encore tard. » On entendit un coup de
fusil et, aussitôt, un bruit singulier, devant
la fenêtre du toit. « Qui va là ? » cria Adol-
phe et il éclaira la fenêtre avec la lampe. Il
éclata de rire, en apercevant la figure prud-
hommesque et raisonnable d'un matou : la
détonation, sans doute, l'avait efï'rayé, et
attiré par la lumière, il avait grimpé le
long du mur. L'éclat de la lampe toute pro-
HEBBEL, l'homme ET l'OEUVRE LXXXVII
che de lui, l'aveuglait ; il se livra d'abord à
toutes sortes de contorsions cocasses, puis,
d^un bond, disparut. Quelques minutes
après, les deux amis entendirent, en bas, le
bruit sourd d'une chute, comme d'un corps
jeté bas par un coup de poignard. Des
bruits de pas résonnaient dans la maison
et l'on distingua la voix nasillarde de la
vieille, qui disait : « Eli bien, comment
va-t-il ? ». — « Mort, » répondit la voix
sourde du garde^ et il proféra un juron.
« Seigneur Jésus ! » cria la vieille d'une
voix perçante. Et l'on n'entendit plus rien.
Les deux amis ne savaient que penser de ce
qui venait de se passer.
Ils s'assirent sur le lit, pensifs. Enfin, —
comme tout restait silencieux — ils tombè-
rent dans une somnolence inquiète. Dans
cet état, moitié rêve, moitié veille, il sem-
LXXXVIII INTRODUCTION
bla à Otto, que la lampe s'éteignait. Il sur-
sauta, se dressa ; il crut qu il s'était trompé,
car la lampe répandait toujours sa lumière
pâle. Alors, il s^aperçut avec une joie indi-
cible^ que l'aurore illuminait de rouge et
d'or la fenêtre. Il éveilla son ami qui dor-
mait, la mine sombre, avec la hache serrée
dans ses bras. « Qu'est-ce que c'est? » cria
Adolphe, qui se leva en sursaut. « Regarde,
regarde », dit Otto, en menant son ami
vers la fenêtre. « Dieu soit loué ! dit Adol-
phe, j'étais en train de faire un rêve aflreux.
Je croyais être en Italie ; je traversais une
forêt. Tout à coup, une troupe de bandits
déguenillés sort des buissons épais ; ils se
précipitent sur moi en poussant des cris féro-
ces: ils vont me dépouiller, me tuer. Voyant
qu'il y va de ma vie, je leur crie : depuis
quand le corbeau arrache-t-il l'œil au cor-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE LXXXIX
beau ? Je suis des vôtres. Voyez en la
preuve. Et je tire le petit poignard souple,
tu sais, celui que j'ai a:heté à la foire de
Francfort à un marchand de bric-à-brac, à
un juif. Mais les bandits ne me croient pas
et ils me rient au nez. Soudain, apparaît, à
la lisière du bois, un autre voyageur, sur un
superbe cheval. Il s'approche. Un des ban-
dits me dit alors : Tu es des nôtres ; soit !
Mais tu vois le cavalier qui s'avance ; voilà
l'occasion de faire ton chef d'œuvre, avant
que nous ne te recevions dans notre corpo-
ration. C'est à ce moment-là que tu m'as
éveillé. Et maintenant, je me rappelle que
ce rêve, c'est la sotte histoire, que feu mon
oncle rabâchait si souvent. Jamais je ne
voulus croire à cette aventure, parce que
chaque fois qu'on lui demandait comment
XG INTRODUCTION
elle s'était terminée^ mon oncle ne savait
que répondre. »
« Il s'agit maintenant d'oublier cette
nuit et tous ses cauchemars, dit Otto^ don-
nons-nous, tout entiers, à l'ivresse pro-
fonde, au sentiment intense de vivre. Pour
la première fois, la vie ne nous apparaît
plus comme un don ; et si nous ne l'avons
pas acquise, du moins l'avons-nous conser-
vée, comme un bien précieux, par notre
vigilance et nos précautions. Adolphe serra
avec ardeur la main de son ami. Et voici
qu'on entendit la voix de la vieille, qui,
gravement, chantait le cantique matutinal.
On distinguait nettement les paroles; c'était
une pieuse poésie de Gellert :
Eveille-toi, mon cœur, et chante
Celui qui créa toute chose,
Qui donne le pain et les roses
Et veille sur ceux qui reposent,
Les gardant des âmes méchantes !
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XGI
Involontairement, les deux amis chan-
tèrent à l'unisson. Ils descendirent par
Féchelle. En bas^ le garde vint au devant
d'eux et les salua avec affabilité. Sa figure
leur sembla beaucoup moins déplaisante
que la veille au soir, et pendant la nuit;
pour un peu, ils se seraient reproché leur
méfiance à son endroit. JMais la figure du
garde avait déjà repris son sourire équivo-
que, le pli sardonique de sa bouche, et il
leur parut plus antipathique que jamais. Il
s'excusa d'avoir été forcé de les déranger si
avant dans la nuit. « Tout de même, ajouta-
t-il, je ne pouvais point savoir que vous ne
dormiez que d'un œil, comme les lièvres,
et que j'aurais beau marcher à pas de
loup, vous m^entendriez. » Il les fît alors
passer dans la cuisine, où la vieille était en
train de faire le café, dont le restaurant par-
XCII INTRODUCTION
fum les accueillit Ils le burent, sans dire
mot, pensant que c'était plus prudent.
Quand ce fut fini, ils demandèrent au garde,
qui lavait et peignait son chien, combien
ils lui devaient. Sans mêçie lever les yeux,
il répondit laconiquement qu^il s'était déjà
payé. « Est-ce qu'il te manque quelque
chose ? » demanda Adolphe, d'un ton nar •
quois, à son ami. Otto fit signe que non, et
dit au garde : « Il ne me manque rien non
plus. Encore une fois, votre compte ?» —
c( Messieurs, dit le garde en se levant; il
s'approcha de la table et but, d'un trait, un
verre de bière, je ne veux pas jouer plus
longtemps à cache-cache avec vous. Vous
avez été toute la nuit sur le gril, et le gril est
gratis !» — « Voilà ce que j ^appelle de la
franchise! » répliqua Adolphe, en regardant
Otto. « N'est-ce pas? fit le garde, je ne me
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XGIII
suis pas trompé, je suis à vos yeux comme
l'ogre pour les enfants ?» — « Vous l'avez
dit, mon ami, dit Adolphe^ qui lui tapa sur
l'épaule avec une colère contenue^ vous êtes
bien le fils de votre père !» — « Je ne com-
prends pas, répliqua le garde, rougissant
jusqu'à la racine des cheveux, mais je peux
vous garantir une chose, c'est que quand
vous quitterez mon pauvre toit, c'est vous
qui rougirez. Voyez -vous la vieille femme,
là-bas, qui hier soir vous a servi la bière et
tout à l'heure le café? C'est ma mère. Elle
n'a plus de dents ; eh bien, quand vous
aurez soixante-dix ans, peut être qu'il vous
en manquera aussi trente-deux. Elle est
borgne, parce qu'un jour qu'elle était seule
dans sa chaumière, un misérable l'a assail-
lie, et comme elle ne voulait pas livrer de
bon gré les économies péniblement amas-
XCIV INTRODUCTION
sées par mon père, il lui a crevé un œil.
Vous comprenez ? Hier, j 'étais derrière vous
quand vous regardiez, par la fenêtre, notre
pauvre logis. Je voulais, comme de juste,
prévenir votre demande et vous offrir
l'hospitalité. Mais c'est alors que vous vous
êtes mis à faire vos réflexions indignes sur
ma mère. J'ai été d'autant plus blessé, que
j'étais justement bien disposé à votre égard.
Ah ! vous savez, j'ai la tête près du bonnet,
moi ; mon premier mouvement, excusez, ça
a été de lever mon bon gourdin de chêne et
de vous en asséner un maître coup, mais
j'ai laissé retomber mon bras. Il m'était venu
l'idée d'une vengeance plus complète. Pour
vous punir de vos soupçons injustes, j'avais
résolu de vous faire savourer, par Timagi-
nation, toutes les tortures que vous auriez
eu à subir, si j'avais été vraiment celui pour
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XGV
qui vous me preniez. C'est alors que je
vous ai invités à entrer. Et aussitôt que vous
avez été entre mes quatre murs, j'ai cher-
ché par toute sorte d'équivoques, à exciter
les pires soupçons. Du reste, ça ne m'a pas
été difficile de jouer mon rôle pendant une
bonne partie de la nuit. J'avais autre
chose à faire qu'à dormir ; il fallait que je
soigne mon pauvre bidet, qui, hélas ! est
tombé raide mort, sur le coup d'une
heure. » Otto interrompit le garde : « Alors,
c'est la mort de votre cheval que vous
annonciez à votre mère, quand elle vous a
demandé : Eh bien, comment va-t-il ?» —
« Vous avez entendu ça aussi ? dit le garde ;
alors, le hasard m'a mieux servi encore que
je ne pensais. De vrai, je ne songeais guère
à vous à ce moment-là; quand j'ai vu la
pauvre bête s'écrouler et détendre les qua-
XCVI INTRODUCTION
tre fers; un brave et beau cheval que j'avais
acheté pour une bonne somme, il n'y a guère
que quelques semaines ! Alors, j'ai répandu
de l'avoine sur son corps et j'ai lancé la
mesure contre le mur, où elle s'est cassée en
mille morceaux. » — « Vous n'êtes donc pas
le fils de *** » et Adolphe nomma le fameux
meurtrier qu'il avait vu décapiter. « Par
Dieu, non ! répondit le garde épouvanté.
Comment pouvez-vous me faire une pareille
question ?» — « C'est que nous avons
trouvé au grenier, dit Otto, un vieux calen-
drier avec son nom écrit en toutes lettres.
Ça nous a remplis d'épouvante, et votre
plan, sans ça, n'aurait pas si bien réussi. »
— (( Je ne sais pas au juste ce qu'il y a au
grenier, reprit le garde, je ne me suis pas
encore occupé de tout le fouillis qu'il y a
là-haut. Il y a peu de temps que j'ai été
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XCVII
nommé dans ce finage. En attendant qu'on
me bâtisse une maison convenable, il faut
bien que je loge dans cette espèce de
repaire, qu'on ne va pas tarder à démolir. »
— « Vous êtes un brave homme, cria
Adolphe, et mettant son porte-monnaie sur
la table, tenez, ça vous aidera à acheter un
autre cheval. » Otto, en bon étudiant insou-
cieux du lendemain, voulait faire de même ;
mais le garde repoussa l'agent : « Non,
dit-il, je ne prendrai même pas un pfennig;
c'est assez que vous me donniez votre par-
don comme je vous donne le mien. »
Après les quelques mois passés à Heidel-
berg, le poète continuait donc son tour
d'Allemagne ; il se dirigea vers Munich et
XCVIII INTRODUCTION
toujours, comme ses ressources ei son goût
l'y incitaient, pédestrement et piètrement.
Les années d'odyssée de Hebbel présen-
tent, au point de vue géographique, un assez
joli dessin : deux lignes concentriques, dont
la seconde décrit une couj'be plus ample.
Hambourg, Heidelberg, Munich; Copen-
hague, Paris, Rome et Vienne.
Cette longue étape, de Heidelberg à Mu-
nich, dix-huit journées de marche, fut pour
Hebbel la plus vivifiante promenade de sa
vie. Lui, qui avait une tendance à trop se
renfermer en lui-même, à faire de la méta-
physique casanière, il se sentait s'épanouir
en traversant ces pays, ces villes variées ; le
blond géant des plaines du Nord se laissait
pénétrer par la tiédeur méridionale ; il
voyait autour de lui un monde nouveau,
des populations aux cheveux bruns, forte-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE XCIX
ment mêlées de sang celtique, des hommes
qui, sans pudeur, ne craignent pas de sortir
d'eux-mêmes. Il se rendit fort bien compte
de ce contraste et écrivait : « La vie est un
voyage, dit le chrétien. 11 est encore plus
juste dédire : voyager, c'est vivre. Le profit
que j'ai retiré de ce voyage est immense. On
ne doit jamais transplanter un arbre, mais
Fhomme ne doit jamais s'enraciner. Quand
on voit chaque jour un monde nouveau
autour de soi, le sang s'émeut et bouillonne
dans toutes les veines. Peu importe que ce
monde nouveau soit beau ou non ! Ce qui
est beau, c'est ce qui est autre. J'ai aspiré
la vie comme de Tair frais... » Strasbourg,
Stuttgart, Tubingue, Ulm lui avaient offert
cette heureuse distraction. Il avait pu voir
de près quelques-uns des poètes les plus
illustres de cette époque, dans la capitale
INTRODUCTION
du Wurtemberg, rexcellent Gustave Schwab
et dans la bonne ville universitaire de
Tubingue, Uhland, dont les poésies avaient
enthousiasmé son adolescence. Hebbel
s'était forgé du grand poète souabe une
image grandiose ; il se l'était représenté
avec la beauté, le feu d'un autre Goethe. Il
fut déçu de ne trouver qu'un brave homme,
avec la tête d'Astier-Réhu et la facilité
d'élocution de Corneille.
Le 30 septembre 1836 il arrivait à Munich.
La ville lui plut. Il écrivait : « J'habite dans
une maison, qui, à Hambourg, passerait
pour un palais, mais, à Munich, il n'y a que
des palais. » Le fils du maçon, l'homme de
la plaine, respire dans ces rues larges et
ennuyeuses; ces grandes bâtisses en plâtre,
avec des façades nues, mais italiennes, lui
imposent. Et Ton conçoit que dans la nota-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CI
tion de ses voyages, de Heidelberg à Mu-
nich, et plus tard, de Munich à Hambourg, il
n'ait pas eu un mot d'amour pour les villes
délicieusement moyen-àgeuses qu'il avait
traversées. Sans doute, la modicité de ses
ressources, la fatigue, gênent l'enthou-
siasme artistique ; mais, cependant, on
attendait de lui une intuition, une vision
quelconque. Il dit s'il a bien ou mal mangé,
s'il faisait froid ou chaud, et qu'il s'est fait
couper les cheveux II passe à Nuremberg,
qui, à cette époque, présentait une harmo-
nieuse et synthétique image, où les briques
jaunes ou rouges ne faisaient pas encore
tache, et il consigne sur son carnet : « Je
m'y suis arrêté un jour, je le regrette. Je
n'avais pas besoin d^un jour entier de
repos et, pour connaître vraiment une telle
ville, un seul jour ne suffit pas. » Nous
f.
cil INTRODUCTION
n'exigions pas de lui qu'il en ait visité les
musées et vu toutes les beautés qu'indique
Baedeker ; nous attendions seulement l'im-
pression d'une telle ville sur un poète tel
que lui. Pour logique qu'il soit, son laco-
nisme nous a déçus... Il faudra encore à
Hebbel des années de culture, avant qu'il
n'arrive à goûter le charme des vieilles
rues tortueuses et originales de Vienne.
C'est dans la capitale de la Bavière que
Hebbel fait vraiment son éducation classi-
que. Il suit encore, à l'université, quelques
cours de philosophie ; il voit les chefs d'œu-
vre plastiques et picturaux de la Glypto-
thèque et de la Pinacothèque, et surtout, il
s'instruit par ses lectures. Il lit les tragiques
grecs,, Tacite et Gibbon, Dante, Calderon,
Rousseau, Lessing, Winckelmann et Gœthe,
Jean-Paul, Walter Scott, Tieck, Hegel,
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CIII
Testhéticien Solger, et, à côté de ces éci'i-
vains classiques, il poursuit la lecture des
écrivains irréguliers, auteurs du « Sturm
und Drang, » correspondance de Rahel,
de Bettina. Il est, en outre, très au courant
de la poésie contemporaine en Allemagne.
Ces lectures, comme il le dit, il les rap-
porte toutes à soi-même. Il en fait la
critique, très subjective, mais profonde.
Ilebbel vit péniblement. Les quelques
chroniques qu'il envoie aux journaux, sont
médiocrement payées. Grâce à l'argent que
lui a envoyé Elise à Heidelberg et à Munich,
il ne meurt pas tout à fait de faim. Sa vie
solitaire est consolée par la drôlerie de sa
maîtresse,, Josepha Schwarz, la fille d'un
menuisier chez qui il demeure. Au fond,
c'est l'époque la plus désespérée, la plus
philosophique de son existence. Il se déta-
CIV INTRODUCTION
che du christianisme, « ce virus de Thuma-
nité, » de la morale courante, que le sur-
homme, que le génie, suprêmement égoïste,
méprise. Il écrit à un de ses amis :
« L'homme comme moi, dont tout l'être est
la proie de la mort, ne devrait pas embras-
ser de ses bras empestés une vie jeune,
florissante. Un cadavre qui se laisse aller
aux doux badinages d'une âme de jeune
fille et qui les rend au centuple, voilà
de rhumour, et d'autant plus irrésistible,
qu'elle est plus effroyable. Le malheur rend
égoïste. » Il éprouve sous toutes ses for-
mes, le mal du siècle. Le silence de ces
espaces infinis, vides de Dieu ; la pensée de
ce Dieu nouveau qui devient, et que l'huma-
nité doit créer, Tépouvante autant qu'elle
enchantera Renan. Sur ces entrefaites, le
seul ami que Hebbel ait vraiment possédé,
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CV
Emile Rousseau, un de ses condiciples de
Heidelberg, meurt presqu'en même temps
que la mère du poète. Hebbel souflre pro-
fondément, et éprouve le besoin de se rap-
procher d'Elise, le seul être qui l'aime
désormais. Le 11 mars 1839, il reprend le
havre-sac, pour traverser l'Allemagne du
Sud au Nord, de Munich à Hambourg.
Hebbel n'est plus « étudiant, » il va cesser
d'être « littérateur » pour devenir enfin le
grand poète tragique, digne de l'immor-
talité.
A toutes les périodes de sa vie, Hebbel a
écrit des poésies. Lorsqu'il quitta Munich,
il avait « trouvé » déjà les plus caracté-
ristiques, les plus émues, les plus intimes.
Sans doute^, il en écrira encore de fort
belles, et quand il aura le recul néces-
saire, et que ses impressions d'enfance
CVI INTRODUCTION
se seront cristallisées, il donnera à des
ballades comme : V enfant de la lande,
Paris, 1844, ou : Un paysan de la Dith-
marsch^ Vienne 1853, une touche locale
que n'avaient pas les œuvres antérieures.
Le décor changera, évoquant Tltalie mo-
derne ; la Rome de Dioclétien. Le fond
restera le même et ce ne sont pas les poè-
mes où il mit le plus de philosophie, qui
captivent surtout. La réflexion, souvent,
n'y est pas assez fondue en vision lyrique,
en intuition. Quelques lieds de sa jeunesse
parlent plus directement à l'àme. En mai
1836, il écrivait, par exemple;, à Heidel-
berg : Sensation nocturne.
Quand je me dévêts, le soir,
Doucement, avec lenteur,
Les pensées lasses m'emportent
Vers l'avenir ou le passé.
HEBBEL, L HOMME KT L OEUVRE CVII
Et, je songe aux jours anciens,
Où ma mère me dévêtait ;
En silence, elle me posait, au berceau,
Le vent mugissait, cernant la maison.
Et je songe à l'heure dernière,
Où les voisins viendront, comme elle ;
En silence, ils me coucheront, dans la terre.
Alors, je reposerai, longtemps.
Quand le sommeil clôt ma paupière,
Bien souvent j'ai fait le rêve
Qu'en silence, venait me coucher
Quelqu'un que je ne saurais dire.
C'est à Munich que flebbel écrivit la
chanson : le Jeune marin^ que Garl chante
dans Maria- Magdalene. Dans le lied, naïf,
populaire, et si artistique, Hebbel sait inti-
mement mêler sensation et sentiment et
renforcer l'un par l'autre. Dans ses poésies
philosophiques, souvent un mot abstrait,
technique détruit la suggestion poétique,
rend le vers rocailleux. La brutalité san-
GVIII INTRODUCTION
guinolente de ses ballades rebute parfois.
Dans ses lieds, la langue est simple ; les
vers ont une harmonie qui rehausse les
sentiments^ en les prolongeant par la vibra-
tion musicale. Dès 1832, Hebbel projetait
un mélo-drame Panncide, où les sons eus-
sent doublé la terreur tragique. En 1835,
dans Sur un Violon, il rend avec un rare
bonheur d'expression la sensation des notes
profondes du violon, éveillant en lui des
sentiments douloureusement harmonieux ;
comme dans Les sanglots longs du violon,,,
de Verlaine, sensation et sentiment se
transposent et s'enlacent.
Le 31 mars 1839, le poète était de retour
à Hambourg. Il va y passer quatre années
en compagnie d'Elise Lensing. C'est là
qu'il prendra rang comme auteur tragique.
Il ne faudrait pas croire toutefois que sa
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CIX
vocation dramatique ait été soudaine. Elle
remonte à une époque antérieure, mais elle
s'est décidée surtout pendant le séjour à
Munich, où Hebbel « portait » déjà le sujet
de plusieurs de ses œuvres théâtrales. Heb-
bel procédera presque toujours ainsi pour
ses ouvrages dramatiques : une gestation
plus ou moins longue, et quand Toeuvreest
bien mûrie, il l'écrit^ rapidement le plus
souvent. Il n'aime point les esquisses, ni
les schémas ; l'œuvre coule de source.
Sa première tragédie, Judith, mise en
chantier au mois d'octobre 1839, était
achevée le 28 janvier 1840, et dès le 6 juil-
let, avait lieu à Berlin la première repré-
sentation. Le succès fut vif, et Gutzkow,
l'écrivain à la mode, pensa qu'il fallait
démolir, sans tarder, ce rival redoutable
aux beati possidentes.
9
ex INTRODUCTION
Cette œuvre, et la plupart de celles qui
suivront, ont été provoquées chez Hebbel
par une sorte de besoin de contradiction.
En les écrivant, il voulait corriger ou sur-
passer, soit les auteurs qui lui semblaient
dénaturer le drame, soit des œuvres qui,
en l'inspirant, lui donnaient le désir de les
refaire, de les marquer au coin de son génie.
Il est resté l'autodidacte qui profite plus de
ses lectures, qu'il n'en jouit vraiment.
Le drame est pour Hebbel la plus haute
forme de création poétique. Aussi en a-t-il
fait son inlassable étude. Dans son jour-
nal, dans des articles critiques, dans des
préfaces, dont on trouvera plus loin l'essen-
tiel, Hebbel a exposé dogmatiquement sa
pensée sur ce sujet. Sa célèbre formule :
<( L'art est la philosophie réalisée, » dit
assez sa tendanccr Les personnages ne
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXI
sont que les représentants des idées qui
s'incarnent en eux. Ce ne sont pas les
luttes d'individu à individu, le choc des
actions humaines qui l'intéressent surtout;
il étudie les conflits de l'humanité avec la
divinité, avec le monde, avec l'univers
tout entier. Il ne montre pas tant la volonté
humaine en jeu, qu'il ne montre qu'elle est
viciée dans son principe, et que plus elle est
grande et surhumaine, plus elle est dom-
mageable à l'harmonie du monde. Tout ce
qui dépasse le niveau déséquilibre, pour
ainsi dire, l'organisme de l'univers. Et pour
rétablir la balance, il faut que la cause du
désordre périsse. Au fond, c'est bien Vhybins
des tragiques grecs, châtiée par la jalousie
des dieux. C'est bien la desmesure des vieux
poèmes épiques, qui mène Roland à sa perte.
La chasteté de Judith, la vertu de Geno-
GXII INTRODUCTION
veva, la beauté d'Agnès Bernauer, la force
de Siegfried, le succès de Démétrius offus-
quent Tunivers, provoquent la catastrophe
qui les anéantira. Ce qui, pour Hebbel, fait
la grandeur tragique de tels héros, c'est
qu'ils sont nécessaires, dans la vie comme
dans la mort. Leur perte est nécessaire, si
le monde ne doit pas être ébranlé dans
son fondement et s'écrouler. Mais leur
venue n^était pas moins nécessaire, pour
déchaîner Tune de ces crises qui marquent
les étapes de l'humanité.
Hebbel conçut donc l'idée grandiose de
représenter tragiquement, en une suite de
drames, l'histoire éthique de Fhumanité,
dans ces moments de crise, où deux concep-
tions du monde sont en présence, en lutte,
c'est-à-dire, forcément, aux moments où une
conception est en train de l'emporter sur
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXIII
Fautre. Un grand poète, contemporain de
Hebbel, Otto Ludwig a très justement dit,
à propos de cette théorie : « Le destin
chez Hebbel est plus un résultat de l'épo-
que où vivent ses héros, qu'un résultat de^
de leur action... Ce ne sont plus leurs dif-
férentes natures qui sont en lutte, mais
différentes conceptions philosophiques. »
Cela est vrai, en bloc, si l'on considère tout
l'œuvre du poète.
Dans le détail, Hebbel a été souvent
infidèle à sa théorie, ou plutôt, il Ta atté-
nuée, individualisée, et peut-être pour-
rait-on avancer qu'il a été au moins autant
le dramaturge de Fhistoire de la civili-
sation, que celui de l'histoire éthique de
l'humanité. Ce qui rendait l'application de
cette théorie singulièrement épineuse, c'est
que le choix de ces grandes crises éthiques
I
CXIV INTRODUCTION
demeure tout subjectif. Sans doute, l'avè-
nement du christianisme est un de ces
moments, où deux g-randes conceptions sont
en lutte, et Ibsen ne manquera point d'y
prendre le sujet de son : César et Galiléen.
Sans doute, le vieux poème des Niehelun-
gen illustre la lutte du paganisme germa-
nique et du catholicisme, mais pour d'au-
tres matières tragiques, peut-on vrainaent
assurer qu'elles ressortissent à telle ou telle
crise, à telle ou telle période de l'histoire
humaine ? Non, et aussi bien, peu importe,
si la tragédie est belle, si elle nous montre
de l'action, avec grandeur, avec force ; si
elle nous captive par l'étude psychologique,
toute moderne, des caractères, par la pein"
ture d'hommes, dont nous savons les anté-
cédents ataviques, les particularités physio-
logiques, pathologiques; si elle nous séduit
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXV
par la vie pittoresque avec laquelle Fauteur
a rendu le milieu où agissent ses person-
nages.
Force tragique, modernisme de la con-
ception, pittoresque du cadre étroitement
adapté au tableau, ce sont là les qualités
des drames de Hebbel, de Judith^ la pre-
mière tragédie du poète. Peut-être_, Hebbel
eût-il été mécontent de cette appréciation
de « sauvages » ou de « soubrettes ». Ainsi
qu'on sait, il faisait, à diverses époques
de sa vie, hommage de ces qualificatifs,
pour le moins antithétiques, aux Français
et à leur idiome.
Judith est, dans toutes les acceptions du
mot, une œuvre de jeunesse. Les inexpé-
riences y abondent. En deux minutes, der-
rière un rideau, au fond de la scène^ Holo-
pherne vainc les dernières résistances de
CXVI INTRODUCTION
Judith et, las de ce court duel, s'endort. La
suivante Mirza a à peine eu le temps de se
demander^ dans un des plus brefs monolo-
logues qu'ait écrits Hebbel, qui l'on égor-
geait derrière le rideau, de Judith ou
d'Holopherne, que déjà l'héroïne reparait.
Il n'y a là, après tout, que maladresse
technique de peu d'importance. ^
Cette tragédie a des taches, mais l'on
ne peut dire que ce soient des faiblesses;
les imperfections qu'elle présente, sont plu-
tôt de luxuriants excès. Hebbel lâche la
bride à sa force tumultueuse et il n'arrête
point la lave brûlante et sèche de ses pen-
sées ; Holopherne heurte le ciel de la tète,
et Judith s'analyse avec trop de fougue. 11
voulait faire d'Holopherne un titan : il appa-
raît un peu comme un ogre et comme un
géant. D nettoie son épée, et cuit son rôti
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXVII
à la flamme des villes qu'il allume, le soir,
pour s'éclairer. Sa figure est toute en œil :
c'est Polyphème. Embrassant les femmes,
il les étouffe ; il étouffe un lion comme on
fait un pigeon ; la terre tremble sous ses
pas. C'est Gullivert en Lilliput. Vingt ans
plus tard^dans le prologue des Niebelungen^
le poète, en possession de tout son talent,
saura donner, sans le moindre gigantesque
verbal, cette impression de force colossale,
et son Siegfried sera moins loquace qu'Holo-
pherne.
Néanmoins, Holopherne est une créa-
tion puissante. iVutour de lui, le monde
tombe en ruines. Il peut dilater en tous
sens son individualité ; il peut oser toutes
les idées, se sentir dieu. Rien ne l'arrête ;
rien ne l'empêche de mener jusqu'au bout
toutes ses pensées, de les agir immédiate-
9-
CXVIII INTRODUCTION
ment. En répandant la mort autour de lui,
il affirme simplement son droit de vivre,
son droit d'être homme, d'être absolument
et radicalement actif, d'être le surhomme.
Judith est, pour tous ceux qui la regar-
dent, pour les habitants de Béthulie, et pour
le rédacteur de la Bible : l'héroïne. Mais en
elle-même, elle n'est que femme, femme
avec toutes les faiblesses spécifiques. Pour
Hebbel, la femme est toute passive ; c'est
l'apanage de son sexe, et si elle agit, c'est
qu'elle s'éloigne de sa nature, qu'elle en
sort, par une griserie violente provoquée en
elle par Fhomme, par une rébellion contre
sa nature, et qui cause sa perte. Chacun de
ses actes est un pas en avant vers l'autel,
où l'attire le besoin d'être sacrifiée : « Pour-
quoi vis-tu, si tu ne te sacrifies pas ? » dit
Judith. Mais Judith n'est point une vertu
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXIX
romaine, une héroïne de De Viris. Elle est
orientale, féline et sensuelle. Hebbel lui a
donné cette attirance morbide, ce mystère
troublant, qu'ont certaines figures de Gus-
tave Moreau. Il a fait d'elle une demi-
vierge. L'homme avec qui elle s'est mariée,
n'a pu lui donner cet amour dont elle dési-
rait lanière volupté, car Judith le glaçait
d'effroi. Une invincible appréhension l'a
détourné de cette femme, belle, fatale,
et qui lui tendait froidement les bras.
Cette femme, invaincue, sent l'inutilité de
sa vie. Elle veut se sacrifier, pour agir.
Holopherne, enfin, sera pour Judith un
adversaire digne d'elle, un partenaire avec
qui elle peut se mesurer. Mais, en voulant
venger son peuple^ elle se détruit elle-
même ; elle détruit cette chasteté qui faisait
sa force ; le titan qu'elle tuera, la subjuge.
CXX INTRODUCTION
Il fait d'elle une femme, il fait d'elle sa
chose. Elle, qui a un tempérament domina-
teur, aime celui qui est fort; elle, qui veut
vaincre, aime celui qui la vainc, qui est plus
grand qu'elle. Il l'attire irrésistiblement, et
lorsqu'il l'a souillée, elle ne se soucie plus
delà noble cause de son peuple, elle venge
sur Holopherne la femme humiliée par lui ;
sa haine est amoureuse. Par delà la mort,
le titan la possède : peut-être porte-t-elle
l'enfant qui vengera le père. L'héroïne de
la légende n'est plus qu'une âme de femme
vilipendée. Ce caractère de femme, instinc-
tive et clairvoyante à la fois, est tracé de
main d'ouvrier. Y a-t-il dans la peinture
de cette Monna Vanna juive, un anachro-
nisme de sentiments? Il est possible, quoi-
que de teîs anachronismes, lorsqu'il s'agit
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXXI
d'époques aussi reculées, soient difficiles à
prouver.
La peinture du peuple de Béthulie,
tout au moins, donne l'impression de la
vérité, de la vie. L'anxiété tragique qui
oppresse la population, les actes de lâcheté
ou de courage que suscite le danger, le
prophétisme Israélite, les réflexions, les
suppositions, les espoirs que provoque la
conduite de Judith, toutes ces scènes de
foules, qui renouvellent avec pittoresque le
chœur antique ; il y a dans tout ce « milieu »
de la tragédie, une richesse qui rappelle les
scènes du peuple dans Shakspere, ou dans
YEgmont de Gœthe.
A l'antithèse de Fhomme et de la femme
dans Judith, succéda Fanthithèse de la sainte
Genoveva, 1841, et du démoniaque Golo ; à
l'antiquité, le moyen-âge, à la prose un peu
GXXII INTRODUCTION
rude, le vers mélodieux. La pièce se passe
« à l'époque poétique ». Dans un premier
acte, qui est une incomparable élégie,
Siegfried, le burgrave, partant pour la
guerre, dit adieu à sa jeune femme. Jus-
qu'ici, avec une pudeur affinée par le chris-
tianisme, Geneviève n'a pas laissé voir à
son mari qu'elle l'aimait ardemment ; la
séparation sera longue, sans doute : elle ne
peut retenir l'aveu d'une douleur, dont la
profondeur étonne et touche Siegfried. Il
part cependant. Un des hommes du comte,
Golo, a surpris leurs confidences. L'amour
chaste de Geneviève suscite en lui un
amour passionné. Il raille ce mari, qui sait
si piètrement aimer, et qui peut facilement
quitter une telle femme. — Ce premier acte
semble un développement génial du début
de la Novelle de Gœthe. — Golo va main-
ï
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXXIII
tenant s'acharner à sa proie, ou plutôt, sa
passion va l'amener à tous les crimes. Le
remords aiguisera sa furie. La lucidité de son
esprit, une puissance de souffrir et de faire
souffrir, une sorte de génie dans la passion
font de lui un homme très moderne par
certains côtés. Sa passion, sans doute, est
excessive, mais comme elle peut l'être dans
une âme de chrétien, de damné. Un tel
caractère n'est pas, en soi, une innovation
dans l'histoire du théâtre allemand, où un
trait d'ombre, fortement marqué, aime à
souligner la lumière. Traître de mélodra-
me, ou Satan, le personnage répond à une
habitude, à un besoin de l'esprit, à une con-
ception artistique.
Hebbel a mis dans la passion,, dans le
désespoir de Golo, beaucoup de lui-même.
Malgré le succès de Judith^ il souffrait tou-
CXXIV INTRODUCTION
toujours de la misère. La naissance de son
premier fils, le 5 novembre 1840, n'avait
fait qu'augmenter sa détresse. Il pensait au
suicide, sans doute pour s'exciter à vivre ;
sa plus grande souffrance était peut-être de
n'avoir plus de livres, et de manquer ainsi
de ce qui alimentait sa vie intellectuelle.
Dans sa situation, l'incendie de Hambourg,
au mois de mai 1842, devait faire sur lui
d'autant plus d'impression. Il songeait, du
reste, à une tragédie de Moloch ; la ruine
de Carthage devait y être dépeinte, et peut-
être y eût-il utilisé les impressions de la
catastrophe dont il venait d'être le témoin.
Pour sortir d'embarras, Hebbel se souvint
alors qu'il était né sujet danois. Le roi
passait pour encourager les lettres et les
arts. Le poète partit pour Copenhague, afin
de solliciter ou une place de professeur
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXXV
d'esthétique, à l'université de Kiel, ou une
bourse de voyage. Il y arrivait le 14 novem-
bre 1842, et y resta jusqu'au 27 avril de
Tannée suivante. Christian VIII lui avait
accordé deux audiences ; Thorwaldsen
l'accueillit avec bonté. Enfin, une bourse
de cent cinquante francs par mois lui était
allouée pour deux ans. Hebbel l'avait obte-
nue grâce à l'appui du poète Œhlenschlae-
ger, dont la vie (et certains jugements d^un
agréable raccourci, sur les Français et leur
littérature) n'est pas sans analogie avec
celle du poète allemand.
C'est à Copenhague que Hebbel avait
commencé à écrire sa tragédie des petites
gens : Maria-Magdalene. Le Journal du
poète note tous les progrès de l'œuvre.
Le premier acte était achevé le l^'^ mai, à
Hambourg ; le deuxième, le 17 octo-
CXXVI INTRODUCTION
brc 1843, à Paris, « par un temps froid,
pluie, ciel gris ». Le séjour dans la capi-
tale de la France ne pouvait qu'accélérer,
par réaction, la cristallisation, l'achève-
ment de ce drame, qui semble si spécifi-
quement allemand. Hebbel en avait conçu
l'idée, lors de son séjour à Munich^ en 1837.
Dans la maison où il demeurait, chez le
menuisier Schwarz, il avait assisté à l'arres-
tation, pour vol, du frère de sa maîtresse, et
vu les bouleversements causés dans la
famille par cette catastrophe.
Les confidences de Josepha, qui avait été
séduite de fort bonne heure; la liaison avec
Elise, la grossesse de cette dernière avaient
fourni à Hebbel des documents vécus. Les
souvenirs de son enfance, brimée par le
père soupçonneux, autoritaire, souvent con-
solée par la bonté de sa mère, douce et
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXXVII
naïve, lui donnaient Tatmosphère de la
pièce, qui a, peut-être pour cela, un carac-
j;ère que n'ont point ses autres œuvres.
^ Au premier abord, il semble que ce soit
une pièce naturaliste, c'est-à dire une pièce
cruelle, avec peinture minutieuse du milieu ;
une tranche de vie, comme on disait jadis,
ou, si Ton veut, une monographie patholo-
gique avec... le bouillon de culture. Un
hasard, le microbe de la folie qui hante le
cerveau de Mme Wolfram, déclanche le
mécanisme de l'action, qui se déroule avec
un déterminisme bellement indifférent.
Mais cette première impression du drame ,
vu comme du dehors, est incomplète, et
même fausse. Plus on y pénètre, plus il
apparaît que cette œuvre est bien une
tragédie réaliste, reposant sur des fon-
dements, sur des dessous solides, ferme-
CXXVIII INTRODUCTION
ment bâtie, et avec art. « Le public, disait
Hebbel, ne voit de Fédilice que ce qui dé-
passe le sol. L'architecte seul connaît les
fondations, les caves, les couloirs souter-
rains », La technique^ la psychologie des
caractères font vraiment de Maria-Magda-
lene un chef-d'œuvre, et, si ce n'était pas
un truisme. Ton pourrait dire : un chef-
d'œuvre typique. Et d'abord, c'est le type
de la tragédie qui n'a qu'un acte ; les trois
actes en quatre tableaux qui la composent
ne sont, au fond, qu'un cinquième acte,
une catastrophe, sans « catastase >) ni « épis-
tase ». L'angoisse tragique règne dès les
premières scènes ; le ciel est gros de lourds
et sombres nuages ; le tonnerre gronde
déjà ; l'éclair sillonne, déchire l'ombre. Il a
foudroyé. Les trois actes en quatre tableaux
ne font que jalonner les zigzags de l'éclair.
nEBBEL, l'homme ET l'oEUVRE CXXIX
Cette rapidité de l'action, du dénouement
tragique, — qui ne se vérifie pas montre en
main — comment l'auteur l'obtient-il? En
rejetant hors de la tragédie toutes les cau-
ses extérieures^ anecdotiques, tous les faits,
dont il ne nous donne que le résultat.
Avant le lever du rideau, le pseudo-vol a eu
lieu ; Cari a fait des dettes ; maitre An-
toine a insulté le policier, perdu ses écono-
mies ; Clara s'est fiancée et livrée à Léo-
nard ; ce dernier a été nommé secrétaire de
mairie, et Fritz a obtenu un emploi.
Tout cela, c'est de Thistoire ; la pièce va
nous en apprendre peu à peu le détail, en
enmontrantles effets. Garl a fait des dettes,
aussi sa chaîne d'or étonnera-t-elle sa
sœur ; et plus tard, ces dettes faites par
lui, fortifieront les soupçons qui tuent sa
mère, parce qu'elle est forcée d'y croire.
CXXX INTRODUCTION
Par vengeance de Tinsulte inoubliée, le poli-
cier arrêtera Garl, sans mandat. L'arresta-
tion du fils, qu'il croit coupable et qui le
déshonore, rendra maître Antoine cruelle-
ment jaloux de l'honneur de sa fille, qu'il
aime, parce qu'elle lui ressemble, parce
que Cari tient de sa mère un caractère
insouciant ; c'est cette dernière qui avait
poussé Clara à se fiancer avec Léonard ;
et Clara a voulu renier l'amour qu'elle
avait pour Fritz, par un coup de tête
maintenant irréparable. Maître Antoine
s'est dépouillé de son argent. Cette dé-
couverte provoque maintenant la défec-
tion de Léonard. Tout se tient, et chacun de
ces dévoilements nous instruit du passé.
Nous sommes au courant, comme dans un
roman, de toute la vie antérieure des per-
sonnages. Cette méthode moderne d'expo-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXXXI
sition continue, de dévoilement, par leurs
effets, d'actes passés, Vischer la nomme
justement : la méthode analytique. On
pourrait l'appeler aussi la méthode régres-
sive, ou encore, par anachronisme : ibsé-
nienne.
L'engrenage est bien adenté. Les carac-
tères sont, comme les faits, dans une étroite
dépendance l'un de l'autre. Ils se pressent
autour d^Antoine, qui est au centre de l'ac-
tion ; de Clara, qui, par amour pour lui, en
lui obéissant, exécute ses volontés et les pro-
jette autour d'elle. Cari, et même Adam,
sont encore, par réaction contre lui, dans
la subordination — dramatique — du me-
nuisier. Mais l'empire du vieil homme sur
les autres personnages ne suffirait pas à
créer le conflit tragique, hebbelien. Il faut
que chacun de ses personnages ait une in-
CXXXII INTRODUCTION
dividualité nettement caractérisée, agisse
d'abord pour soi, isolément; et à ce point de
vue subjectif, leurs actes sont logiques,
nécessaires ; mais ils agissent tous d'après
un principe faux, faussé ; ils entrent en
conflit avec la loi du monde et ils ne peu-
vent soupçonner que le fondement de leur
vie est une erreur, et qu'en suivant la mo-
rale du qu'en-dira-t-on, ils offensent la
morale, et déterminent leur catastrophe.
Chacun d'eux suit sa voie et chacun d'eux
a des œillères. La coordination de ces indi-
vidus produit une suite de chocs, qui les
poussent à l'abime. Ils sont forcés de se
heurter, parce qu'ils vivent à l'étroit et que
leur individualité est assez forte ; et il n'y
a point de rémission possible, parce que
leur morale est bornée comme eux : morale
contingente et subjective, égoïste et fausse.
HEBBEL, l'homme ET l'oEUVRE CXXXIII
Ils sont tous des esclaves, qui pensent agir
librement, et que rien, dans leur situation,
ne saurait émanciper. Ils ne sont pas indi-
gnes de la liberté, ils en sont, douloureu-
sement, inexorablement, incapables.
Chacun des personnages est bien en
place. Hebbel a su donner à tous leur va-
leur exacte. Chacun a sa physionomie, son
idiome, et^ comme le faisait remarquer
M. Emile Faguet, même quand ils parlent
longuement, ils n'oublient pas qu'il est
dans leur rôle de manquer d'idées généra-
les : « Ce n'est pas l'auteur qui prend la
parole à la place de son personnage ; c'est
seulement le personnage qui la garde peut-
être un peu trop longtemps». Tous sont bien
diflérenciés, jusque dans leurs ressemblan-
ces ataviques. Clara a bien l'instinct com-
batif de son père, mais avec un besoin de
h
CXXXIV INTRODUCTION
sacrifice tout féminin. Garl est un bon gar-
çon ; il tient de sa mère une certaine faci-
lité de caractère ; mais il a déjà quelque
chose de la gouaillerie d\ine génération
moins respectueuse des principes et des
grands mots. Il serait aisé de montrer que
tous les personnages doivent certains de
leurs traits à Hehbel lui-même.
Ils ont tous entr'eux quelque chose de
commun ; cette prédisposition à être
(( héautontimorumenos, » à exagérer leur
responsabilité morale et à se faire souffrir.
Les deux caractères principaux dépassent,
comme il le fallait, le niveau des autres.
Hebbel a su donner à son héroïne une cer-
taine naïveté dans l'action ; le motif de ses
actes est simple et fort. Elle ne ratiocine
pas longtemps : elle agit. Il y a quelque
chose d'instinctif en elle. Le caractère de
HEBBEL, l'homme ET l'oEUVRE CXXXV
maître Antoine est beaucoup plus étoffé.
Son habileté à se faire souffrir, ses ré-
flexions, ses paroles ne surprennent point
de la part d'un artisan protestant, qui, même
ne sachant pas lire, a toujours comme une
certaine lecture morale. Il est tracé de main
de maître. Lorsqu'il raconte, par exemple,
à Léonard, de quelle façon honorable il
s'est dépouillé des mille talers, on sent
qu'il jouit profondément de pouvoir racon-
ter à un étranger cette belle action, dont,
jusqu'à présent, il se congratulait en son
for intérieur. Sans doute, sa femme était
dans le secret, mais Tadmiration d'une
femme ne compte guère.
Est il bon ? Est-il méchant ? Sympathi-
que ou antipathique ? Ilebbel eût répondu :
Je n'en sais rien. Et peu importe. C'est un
homme. Maître Antoine aurait déplu à
CXXXVI INTRODUCTION
Saint-Evremond ; Brutus lui donnerait peut-
être son suffrage. Et Clara, est elle coupa-
ble ou non? L'auteur de Denise eût tranché
la question, et Rousseau aussi. Hebbel,
à dire vrai, ne la pose même pas. Gomme
tout grand dramaturge, comme Shakspere,
comme Molière, il expoae^tour à tour le
pour et le contre ; il ne conclut pas ; il se
garde de conclure. Le 19 décembre 1843,
Hebbel écrit là-dessus, dans son Journal,
une page fort judicieuse. Mais avec le besoin
d'absolu qui le caractérise, il a tort, peut-
être, de ne voir dans une question que deux
aspects, la thèse et l'antithèse, qui, selon la
formule de Hegel, font, réunies, la syn-
thèse. Le drame est la représentation de la
vie. Qui du torero ou du taureau a raison ?
Pourvu que lanimalse défende bien contre
celui qui l'attaque et Texcite selon les règles.
HEBBEL, l'homme ET l'OEUVRE GXXXVII
pourvu qu'au dénouement la bête soit tuée.
Libre aux femmes de jeter leurs parures au
torero avantageux ; libre aux âmes tendres
de verser des larmes sur le taureau maté.
C'est la corrida, et, boucherie pour bou-
cherie, mieux vaut, disent les esthètes,
Tarène du taureau que Tétai du bœuf. Le
marquis d'Auberive brandit le poing en
s'écriant : « Crève donc, société ! » Ibsen
voudrait qu'on agitât plus fort Tétofife rouge,
pour que la lutte soit plus exaspérée, ou il
réclame des bœufs bien gras et mornes, qui
singeront les taureaux maigres. C'est la vie.
Hebbel se flattait d'avoir fait des person-
nages de Ma?na'Magdaiene, des individus
qui agissaient tous logiquement, et dont
chacun avait raison à son point de vue ;
mais il savait bien que, si l'on ne doit pas
mettre de « moralité » dans un drame, il
h.
CXXXVIII INTRODUCTION
doit cependant s'y en trouver une à Fétat
latent. Lorsqu'en 1846, on interdit la re-
présentation de sa pièce à Breslau^ sous
prétexte que l'héroïne était enceinte, il
écrivait : « En vérité_, c'est interdire la
morale ! »
Quelle est donc la morale impliquée
dans son drame? Son œuvre est- elle la
tragédie de la femme tombée, et qui,
malgré son repentir, malgré les bassesses
auxquelles elle consent, est traquée et pous-
sée à la mort? A t-elle, comme certains
commentateurs semblent le croire, mérité la
mort, parce qu'en se livrant sans amour à
son fiancé, elle a profané l'amour ? Non,
l'auteur, s'il n'approuve pas Clara, ne la
condamne pas non plus. Emilia Galotti,
comme Hebbel le montrait finement, est
beaucoup plus coupable que Clara, bien
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXXXIX
qu'elle meure vierge. Dans son esprit,
Emilia a déjà consenti à un amour coupa-
ble. Son père a beau la tuer. Emilia,
Virginie chrétienne, est déjà violée dans
son àme. Hebbel condamne la société où
une telle faute est possible, où une telle con-
ception des lois morales est possible ; il ne
maudit pas la Civilisation; il maudit une
civilisation retardataire, parce qu'elle est
artificielle, parce qu'elle n'a pas son fonde-
ment dans les lois absolues de la morale,
dans la nature. Si elle pensait librement,
Clara ne tomberait pas. Sa chute n'est point
passionnée. Elle se livre à Léonard par
suite d'un faux calcul : il l'épousera après,
c'est l'usage. Et de même, Antoiae exagère
l'honnêteté, parce qu'il voit que dans la pe-
tite ville, on met au-dessus de tout l'honora-
ble réputation. C'est le bien le plus envié.
CXL INTRODUCTION
dont on cherche à dépouiller le voisin. Il
pense que plus on est prisonnier de ces
principes, plus on est vertueux et exem-
plaire.
La morale de Maria- Magdalene serait
donc une morale sociale. Il faut émanciper
moralement le peuple, si l'on veut qu'il ne
commette plus des crimes dont il n'est pas
responsable. Cette tendance semble, de
prime abord, en opposition avec les idées
de Hebbel, qui méprisera toujours profon-
dément la masse, qui aura pour les doctri-
nes libérales de la « Jeune-Allemagne »
une haine nette. L'émancipation de la
femme, que prêchent Bœrne et ses acoly-
tes, lui semble détestable. Au fond, il pense
de la femme à peu près ce qu'en pense
Arnolphe. « La femme n^existe pas en soi,
elle n'existe que par rapport et dans son
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXLI
rapport avec amant, mari, enfant. » —
u La nature a voulu que la femme fût sou-
mise à rhomme ». — « La femme doit se
confiner dans le cercle le plus étroit ;
quand Toignon de la tulipe fait éclater le
vase, la tulipe périt ». — « Le cercle le plus
restreint, voilà le domaine de la femme. La
société Va émancipée^ quand c'est rhomme
qui aurait dû le faire ». Traduite plus clai-
rement, cette dernière phrase veut dire : La
société a eu le tort d'émanciper la femme,
au point de vue politique et intellectuel.
C'était à l'homme à émanciper, cravache en
main, le cœur de la femme.
Quoiqu'il en soit des idées privées de
Hebbel ; qu'il ait été dès cette époque, con-
servateur ou non, ridée tragique de Maria-
Magdalene est bien, qu'il faut libérer les
âmes populaires des entraves où elles se
CXLII INTRODUCTION
débattent encore. Par là, ce drame repré-
sente une des crises de l'humanité, dont
Hebbel voulait faire son étude. On voit
assez, combien le choix d'une telle crise est
subjectif, et qu'une œuvre semblable eût
pu aussi bien se passer à l'époque de Vol-
taire, de Rousseau, de Lessing, de Herder,
de Schiller, ou au temps de la Réforma-
tion. Hebbel, à cela^ eût pu répondre qu'une
telle crise est éternelle. Et pourtant, il lui
semblait bien, que cette époque, 1840, mar-
quait un tournant dans l'histoire de l'hu-
manité, parce que le Dieu-Providence
s'efîaçait devant une idée nouvelle de la
divinité. {La vie de Jésus ^ de Strauss, parut
en 1835). Il est possible. La génération
jeune lutte toujours contre la génération
qui la précède, et exagère volontiers l'im-
portance du combat. Souvent, il n'y a là
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXLIII
qu'action et réaction, et il faut se défier un
peu des « tournants décisifs », car l'histoire
finirait par tourner en rond.
Pour une œuvre poétique c'est un signe
de richesse qu'elle puisse donner lieu à
diverses interprétations. Le savant biogra-
phe et éditeur de flebbel, M. Werner, fait
très justement remarquer, que le poète lui-
même semble avoir indiqué sous quels
aspects on pouvait considérer son ouvrage.
En effet, pendant qu'il y travaillait, sa
pièce s'appela successivement : 1° Clara ;
2° Une tragédie des jietilea gens ; 3^ Maria •
Magdalene. La première étape serait donc,
une pièce naturaliste, l'anecdote. La se-
conde, une tragédie réaliste, et la dernière
|enfin, un drame symbolique : sujet, forme,
idée. Cette hypothèse est si séduisante
[qu'elle doit être vraie. Etpuis^ tant d'œu-
CXLIV INTRODUCTION
vres portaient déjà le nom de leur héroïne,
l'un de ces noms aux rimes masculines I
Les Lélia, Indiana, avaient succédé aux
Delphine rimant avec Corinne. Hebbel, qui
ne faisait rien à la légère, a pu penser à
Emilia Galotti et à Josepha Schv^arz, en
baptisant son héroïne. Et puis, Hebbel,
même quand il aura pour femme une grande
actrice de la scène allemande, se gardera
d'écrire une pièce pour vedette. Pour ce
qui est de Maria-Magdalene ^ le père de
Clara y joue un rôle au moins aussi impor-
tant que sa fille, et Hebbel eût pu aussi
bien intituler son œuvre : Le péché de
M^ Antoine, Mais son drame, ainsi qu'il le
louait dans Emilia Galotti, présente une
grande harmonie de sujet et déforme.
Le milieu est vivant, évoqué sans excès
minutieux, et ses personnages sont rigou-
i
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE GXLV
reusement déterminés par leurs entours,
beaucoup plus que par l'époque où ils
vivent.
C'est bien « un tableau de la vie, »
comme disait l'auteur, et dans une petite
ville du Nord de l'Allemagne, et c'est bien
une tragédie de petites gens (burgerliches
Trauerspiel.) (Le mot « btirgerlicb » n'a pas
en allemand tout à fait le même sens que le
mot français « bourgeois. » Le monde « biir-
gerlich, » c'est le monde des fonctionnaires
subalternes, des artisans, des expédition-
naires et des adjudants. La « burgerschule »
c'est Técole primaire supérieure. L'enseigne-
ment secondaire pour les filles de la bour-
geoisie, — die hôheren Tôchter :=les jeu-
nes filles d'un rang plus élevé, — est donné
dans les « hôheren Schulen».)
C'est bien une tragédie réaliste. Le
CXLVI INTRODUCTION
réalisme extérieur était odieux à Hebbel,
qui ne voulait l'admettre que dans la psy-
chologie. « Le réalisme, disait-il, oublie le
tout pour la partie ». — <( Les pièces de -m
théâtre courantes, dont nos scènes sont ^
inondées, n'ont affaire qu'aux situations et
aux hommes les plus vulgaires. De telles
œuvres n'ont pas besoin de nous faire
croire en elles. Nous y croyons sans qu'elles
nous sollicitent. On rencontre le héros à
chaque coin de rue, et son destin par dessus
le marché. Le drame poétique ne saurait
exister, sans briser décidément avec ce
monde-là. Il faut qu'il construise un autre
monde et peu importe si les événements
se passent dans une chambre d'ouvriers ou
dans un palais. » Lorsque Maria-Magdalene
est achevée, Hebbel a grand peur que Ton
ne tienne « ce tableau intime de famille
I
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE GXLVII
pour une Ifflandiade. » Il ne voudrait pas,
évidemment, qu'on prît son ouvrage pour
un tableau pathétique de Greuze; il veut
bien faire pleurer, mais pas larmoyer, ou,
comme il le dit dans une épigramme : « Je
veux bien faire pleurer, mais point se mou-
cher. » Pour ne pas laisser place au doute,
il écrit une longue préface. Il veut que le
public sache ses intentions; l'architecte fait
visiter les substructions de la maison. « Mes
drames ont trop d'entrailles, écrit-il une fois,
ceux de mes contemporains trop de peau. »
Il a dans la tête une définition du réalisme,
qu'il ne voudrait pas qu'on appliquât à sa
tragédie_, qui ressortit^ cependant, au réa-
lisme artistique, ou pour mieux dire, au
réalisme soutenu, flebbel se figure un peu
que le réalisme^ ce n'est pas du style, que
ce n'est pas de la littérature. Et quand
GXLVIII INTRODUCTION
Oïl interdit la représentation de Maria-
Magdalene^ il a un mot assez caractéristi-
que : « La dernière destinée d^un drame est
toujours d'être lu. Pourquoi ne pas com-
mencer par la fin ? »
La technique de sa tragédie des petites
gens relève décidément de ce réalisme sou-
tenu. Hebbel ne rejette pas le monologue,
que proscriront les photographes natura-
listes, mais il lui donne un caractère de
nécessité. « Le monologue est permis, dit-il,
quand le dualisme de la nature humaine se
fait jour dans un personnage, et s'il n^y a
plus sur la scène de conversation entre deux
hommes, il y a conversation dans un indi-
vidu dédoublé. » La remarque est fine, et
spécieuse. Les monologues de Clara sont,
nonobstant, naturels, parce qu'ils sont des
explosions lyriques, des explosions du moi^
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE GXLIX
des cris de détresse, d'ardentes prières, des
oraisons jaculatoires, qui, ainsi que disait
Bourdaloue, <:< sont comme des traits enflam-
més qui tout à coup partent de Tâme et per-
cent le cœur de Dieu. » C'est encore en vertu
de ce grand réalisme que Hebbel écrit ce que
M. Emile Faguet nomme « les demi-mono-
logues, » et où, dans les scènes du dernier
acte, entre Clara et Cari, le poète obtient un
effet intense, musical, un effet de « mélo-
drame, » au sens premier de ce mot. Tan-
tôt, c'est le lyrisme désespéré de Clara, qui
chante à côté des trivialités de Garl, tantôt,
c'est la gaie et jeune chanson du marin, qui
souligne la solitude de Clara, en proie à la
mort. Et le spectateur frissonne : il n'y a
plus rien de commun entre ces deux êtres.
Cette fois, c'est bien du réalisme transfiguré
par l'art, et Ton comprend que l'impitoyable
CL INTRODUCTION
critique d'Auerbach est dictée au conteur
de la Forêt-Noire, non point par rancune
contre l'antisémitisme à priori de Hebbel,
— Auerbach a l'esprit trop large pour
cela — mais par une véritable antinomie
artistique : Auerbach étant le réaliste du
détail, « un micrologue, un néerlandais, »
comme eût dit Hebbel, un coquet pein-
tre de genre. En faisant, avec acharnement,
la critique de ce qu'il croit être des défauts,
Auerbach oppose simplement sa conception
artistique à la conception artistique de
Hebbel ; sa critique n'est pas une critique ;
elle est une contribution à la psychologie
d'Auerbach, comme la critique de Shaks-
pere par Tolstoï ne sert qu'à nous faire
mieux comprendre Tolstoï, Tépique, et non
pas Shakspere, le dramatiste.
Si l'on veut lire de Maria-Magdalene une
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CLI
critique objective, faite par un grand critique
allemand, il faut lire l'article de Vischer ; si
Ton en veut une critique objective, faite
par un grand critique français, il faut lire
l'article d'Emile Faguet. Si l'on veut enfin
une critique amoureuse, qui découvre avec
une délicate perspicacité, jusque dans les
moindres replis, le charme, la beauté^ la
force de Tobjet analysé, on consultera les
travaux de M. Werner. Ce dernier, comme
on l'a vu plus haut, a justement attiré Tat-
tention sur l'élargissement progressif de
l'œuvre, sur la portée de plus en plus vaste
qu'elle acquérait, au fur et à mesure que
l'auteur avançait dans sa tâche ; il a montré
comment la tragédie prenait, une fois par-
faite, une profonde valeur symbolique.
Y a-t-il dans le symbole social de Maria--
Magdalene un symbole sociologique ? La
CLII INTRODUCTION
monarchie caduque, absolue et patriarcale,
nivelle les énergies individuelles, auxquel-
les elle refuse la liberté : elle doit disparaî-
tre, pour faire place à une monarchie impé-
rialiste, qui provoque l'initiative des indi-
vidus, et leur enseigne la liberté, en leur
donnant des libertés.
Si Ton considère l'histoire de la tragédie
bourgeoise en Allemagne, on peut, sans
hésiter, répondre affirmativement à cette
question. L'évolution de ce genre drama-
tique nillustre pas seulement d'évidente
façon le progrès du réalisme : Lessing met
au rancart la toge et le péplum et fait de
son Emilia la fille d'un haut fonctionnaire
italien, qui n'a d'italien que le nom. Il mo-
dernise et germanise l'histoire de Virginie.
Schiller, nous montre dans Cabale et Amour,
la séduction d'une fille de condition plus
/
HEBREL, l'homme ET l'oEUVRE CLIII
modeste. Son père n'est qu'un pauvre musi-
cien qui court le cachet. Hebbel nous mène
plus bas, dans le monde subalterne, et
Hauptmann fera de sa Rose Bernd une
pauvre fille de miséreux. Non seulement le
sujet de la fille séduite et traquée jusqu'à
la mort, est commun à ces œuvres, mais il
y a dans toutes, plus ou moins manifeste,
plus ou moins contenue, éloquente ou gran-
diloquente, une protestation contre l'ordre
de choses contemporain.
A l'époque où il écrit Maina-Magdaleney
Hebbel est furieusement antiaristocratique ;
il est contre les riches, contre les privilè-
ges^ contre les philistins — apparition dia-
bolique — contre les préjugés. (Et tout cela
ne veut point dire qu'il ne soit pas conser-
vateur, ni qu'il n'ait des préjugés). Léonard
est le type du philistin. Ce n'est pas le traî-
CLIV INTRODUCTION
tre du mélodrame français. C'est l'homme
de la négation, le type qui, dans toutes les
tragédies bourgeoises du théâtre allemand,
accompagne le père bourru et la fille sacri-
fiée. C'est Marinelli, et c'est Wurm^ et c'est
aussi un peu Franz Moor. Tous ces artisans,
plus ou moins conscients, du mal, de la
destruction, c'est la monnaie de Méphisto-
phélès, (d'esprit qui nie toujours».
N'est-ce pas un phénomène curieux, que
le sujet de Maria-Magdalene ^ soit le sujet
type du drame allemand, dont l'émouvante
et grandiose tragédie de Gretchen demeure
Texpression la plus pure, la plus germanique
et la plus humaine à la fois.
Sans prétendre égaler Hebbel à Gœthe,
il faut cependant lui rendre justice. 11 a su
donner plus qu'une valeur locale, plus
qu'un intérêt national^ à sa tragédie. C'est
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE GLV
la rabaisser que d'y voir seulement la tra-
gédie de la petite ville septentrionale,, ou la
tragédie des petites gens : eliÊ_£St&_^_^'«^^'-
die de Vétroitesse d'esprit. Hebbel en a, par
hasard, trouvé l'idée à Munich ; il eût pu
la trouver partout où il y a des hommes, et
qui souffrent, et qui errent, et qui ont
Torgueil de la science. C'est pour cette
raison, surtout, que Maria-Magdalene est
plus qu'aucune autre de ses créations,
accessible et poignante. Elle est bâtie avec
un art diligent, selon une technique qui
devance celle d'Ibsen, mais, par dessus
tout, elle est vraie, humaine. Le poète a
eu raison d'en élargir le titre. Certains
critiques le trouvent ambigu et mal choisi.
Mais la lecture du banal fait-divers qui suit,
extrait des journaux, changera peut-être
leur opinion. Ils y liront le suicide d'une
GLVI INTRODUCTION
pauvre fille, ♦dans une ville située dix
degrés plus au sud que Hambourg; non
pas dans une petite ville, mais à Paris ;
non pas en 1840, mais en 1906. Et la pitoya-
ble victime n'avait pas lu Hebbel. Non, il
n'est pas ambigu, ce titre qui dit aux
pharisiens : Que celui qui est sans péché
lui jette la première pierre.
« Un émouvant suicide. — Nous nous
sommes rendus aujourd'hui chez le com-
missaire de police, qui a bien voulu nous
donner les détails suivants : Mlle Jeanne-
Elise R..., était à peine âgée de vingt
ans. Fille de M. Charles R..., un an-
cien négociant en denrées coloniales,
demeurant actuellement rue Claude-Ber-
nard, elle avait été élevée en enfant gâté.
Son père, veuf depuis quelques années, se
prêtait à ses moindres capriceS;, mais il ne
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CLVII
laissait, cependant, aucune occasion de lui
parler d'honneur et de lui prêcher la vertu.
— J'aimerais mieux te voir morte que cou-
pable, lui disait-il à tout propos. — La
jeune fille, très innocente, ouvrait, à ces
mots, de grands yeux tout étonnés. Le
dimanche, M. Charles R... et sa fille se ren-
daient, de bon matin, au cimetière Mont-
parnasse, sur la tombe de Mme R... Après
chacune de ces visites, l'ancien commer-
çant ne cessait de répéter : — Tu entends
bien, Lison, j'aimerais mieux te voir morte
que coupable... — A cette époque, la jeune
fille se fiança à un ami d'enfance, Lucien
Turlot, qui, peu de temps après, sur le
désir de son beau -père, s'engagea dans
l'infanterie coloniale, pour devancer l'appel.
11 y a quelques semaines, le jeune homme
fut désigné pour partir en Indo-Chine. La
CLVIII INTRODUCTION
séparation fut des plus douloureuses entre
les deux fiancés. Entraînés par leur pen-
chant naturel et laissés seuls rue Claude-
Bernard par M. Charles R..., qui avait des
courses à faire, les deux amants, à la veille
de leur séparation, s'oublièrent dans les
bras Tun de l'autre. Puis le jeune homme
s'embarqua... Tandis qu'elle attendait le
retour de son fiancé, Mlle R... ressentit
tout à coup, la semaine dernière, des trou-
bles anormaux et un malaise général. Elle
s'en ouvrit à son père, qui fit aussitôt ve-
nir un médecin. Celui-ci écouta les expli-
cations de l'ancien négociant et, après avoir
examiné sa fiUe^ eut à son adresse un regard
singulier. Il profita d^un moment d^inatten-
tion de M. R... pour glisser à l'oreille de
la pauvre Lison quelques mots qui éton-
nèrent la jeune fille : — Je ne puis parler
HEBBEL, l'homme ET l'oEUVRE CLIX
devant votre père, lui avait dit le médecin,
venez me voir demain chez moi. — Très
inquiète, elle n'eut garde de manquer au
rendez-vous. Ce qu'elle apprit la terrifia :
elle allait être mère ! Affolée, elle télégra-
phia à son fiancé, le mettant au courant de
la situation et le suppliant d'obtenir un
congé et de venir l'épouser. Peut-être alors
son père lui pardonnerait-il. C'est avec une
mortelle inquiétude qu'elle attendit la
réponse. Hier matin^ en rentrant du mar-
ché, elle trouva son père qui l'attendait,
tout bouleversé et pâle à faire peur. Il
tenait à la main un télégramme. — Ma pau-
vre fille, dit-il, en lui ouvrant ses bras, tu
vas apprendre une bien grave nouvelle...
Lucien est tombé malade. — Mort, peut-
être? s'écria la jeune fille affolée. — Le père
ne répondit pas. La jeune fille pâlit et s'af-
CLX INTRODUCTION
faissa inanimée. Quelques minutes après,
quand on l'eut fait revenir à elle, Tinfortu-
née mesura toute Tétendue de son malheur.
La fameuse phrase si souvent prononcée
par son père lui revenait à l'esprit. — Non,
se dit-elle^ il ne m'est plus possible de vivre
maintenant. Ma faute est irréparable et il
ne me reste qu'à aller rejoindre mon fiancé
dans la tombe! — M. Charles R... s'étant
absenté, la pauvre Lison courut dans sa
chambre, prit du papier et écrivit à son
père une longue lettre dans laquelle, après
avoir avoué sa faute^ elle implorait son
pardon. Cette lettre terminée, elle la mit
sous enveloppe et la plaça en évidence
sur la table. Elle s'empara ensuite d'un
revolver qui se trouvait dans la chambre
de son père, et. s'étendant sur son lit, elle
posa le canon de son arme sur la tempe et
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE GLXI
pressa la détente. La mort fut instantanée...
On conçoit le désespoir de M. Charles R...
en trouvant, au moment où il rentrait chez
lui, le cadavre de sa fille. Le malheureux
père voulait mettre un terme à ses jours et
il fallut l'intervention des voisins pour
Tempêcher de mettre à exécution son sinis-
tre projet. On craint que sa raison n'ait été
ébranlée par cette terrible épreuve... »
La plus grande partie de Maria-Magda-
lene fut écrite par Hebbel dans la chambre
qu'il habitait, rue des Petites-Ecuries. Pour
venir à Paris, il avait pris le bateau à Ham-
I bourg. « Frédéric pensait à la chambre
I qu'il occuperait là-bas, au plan d'un drame,
à des sujets de tableaux, à des passions
futures. Il trouvait que le bonheur mérité
Ipar l'excellence de son âme tardait à venir.
Il se déclama des vers mélancoliques ; il
CLXII INTRODUCTION
marchait sur le pont à pas rapides... » Ces
lignes ne sont pas extraites, comme on
pourrait le croire, du récit de la traversée
qu'envoyait Frédéric Hebbel à Elise : c'est
du héros de Y Education sentimentale qu'il
s'agit, au début du roman.
Hebbel a reconnu qu'il avait beaucoup
appris à Paris ; c'est à Paris qu'il devait
traverser la crise sentimentale la plus déci-
sive de sa vie. Il y arriva, le 14 septembre
1843. Un ami lui conseilla d'habiter Saint-
Germain-en-Laye. C'était peu pratique. Il
s'ennuya ; il vint une fois à pied à Paris.
Pour économiser l'hôtel, il dormit dans un
échafaudage. Quelques jours plus tard, il
renonçait à la villégiature et venait habiter
Paris.
Son séjour dans la capitale fut bien
employé. Il vit Paris et ses environs, visita
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CLXIII
les curiosités, les musées, où il admira la
Judith d'Horace Vernet, qui lui semblait
congéniale à la sienne ; Brit tus condamnant
ses fils^ par Lethière, lui parut « incroya-
blement grand ». Il alla deux ou trois fois
au théâtre, une fois à la morgue ; il s'inté-
ressa aux fauves du Jardin des plantes, il
assista à une séance du Corps législatif ; il
fut au Palais, au tombeau de l'Empereur.
Il avait souvent rêvé de Napoléon. Il en rê-
vera encore souvent. Hebbel, qui voyait le
gothique de la cathédrale de Strasbourg
à travers les yeux de Goethe, voit un peu
Notre-Dame de Paris, à travers la vision
de Victor Hugo : « Un édifice véritablement
médiéval, noir, sombre, tarabiscoté ; a
assez l'air d'une corneille attardée et qui
de ses yeux aveuglés fixe le printemps qui
a fleuri à Tentour ». Le Panthéon lui im-
CLXIV INTRODUCTION
pose par sa simplicité grandiose, son calme
profond et la pénombre élyséenne, douce
aux génies.
Lorsqu'il allait quitter Paris, il écrivit :
« Il a plu quelques jours, mais voilà que
le soleil brille ; ses rayons ont je ne sais
quoi de caressant ; on dirait qu'il veut en-
core une fois me montrer la ville sous le
jour le plus splendide, pour que je ne l'ou-
blie pas. C'était inutile. Paris restera tou-
jours le centre de mes vœux. Adieu, ô toi
ville belle, magnifique, qui m'accueillis
avec tant d'hospitalité. Reçois ma bénédic-
tion la plus ardente. Fleuris plus longtemps
que toutes les villes de l'univers réunies ! »
Hebbel avait éprouvé à Paris de grandes
douleurs ; il n'y avait guère fréquenté que
des Allemands ; il avait dû vivre chiche-
ment, mais il y avait délicieusement flâné ;
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CLXV
il avait assisté à réclosion du printemps
parisien ; il s'était laissé bercer par une
foule accueillante, sans morgue, sans rai-
deur. Il savait bien peu de français ; sans
doute, il s'est étonné de voir qu'on compre-
nait si agilement les mots qu'il balbutiait
avec peine. Il a dû demander parfois des
renseignements quW lui a donnés de
bonne grâce ; ceux qu'il interrogeait n'ont
point paru offensés de l'audace de cet
inconnu. Il aura vu un ouvrier demander
du feu à un monsieur très bien. L'hospita-
lité de Paris, c'étaient tous ces détails,
souvent sympathiques, toujours nouveaux,
c'était la capitale dès longtemps historique,
c'était de se sentir dans un Océan dont le
soleil attiédissait les vagues ; l'hospitalité
de Paris, mais c'était l'antithèse, l'anti-
thèse de Wesselburen.
GLXVI INTRODUCTION
Hebbel se dirigea vers l'Italie, descendit
le Rhône en bateau, vit les monuments de la
France latine. Tl arrivait à Rome, le 3 octo-
bre 1844. 11 devait rester treize mois sur le
sol italien. La pénurie où il se trouvait
Tempêcha de jouir pleinement de ce séjour
sur la terre classique ; l'archéologie de
l'Italie présentait pour lui peu d'intérêt ;
Pompéï le déçut. Rome même, dont il ad-
mira les chefs-d'œuvres, lui paraissait un
peu morne : « Paris est un océan, Rome le
lit d'un océan ». 11 fît la connaissance des
célèbres artistes ou savants allemands qui
se trouvaient alors en Italie : Cornélius,
Mommsen, Hettner. En compagnie de Fau-
teur de V Histoire romaine et du génial his-
torien de la littérature du xviii® siècle, il fit
l'ascension du Vésuve.
Hebbel était bien las, misérable et ma-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CLXVII
lade, quand, le 4 novembre 1845, il arri-
vait à Vienne. Pendant son séjour en Italie,
il avait écrit un assez grand nombre de
poésies : des sonnets, des épigrammes. Il
avait chanté, en vers plus philosophiques
que plastiques, les chefs-d'œuvre de l'art
antique ou moderne. Cependant, si le fond
de ses œuvres restait surtout moral, la
forme avait gagné en douceur et en sou-
plesse.
Hebbel arrive à Vienne. L'accueil qu'on
lui fait le surprend. Il s'étonne d'être déjà
connu et vivement admiré. Ses fervents l'in-
troduisent dans le monde littéraire de la
capitale autrichienne. Il y fît la connais-
sance d'une actrice de grand talent, Chris-
tine Engehausen. Il l'épouse le 26 mai 1846.
Lorsqu'on sait ce qu'Elise Lensing avait fait
pour lui, ce mariage semble un acte cruel.
CLXVIII INTRODUCTION
Hebbel lui-même n'a pas cherché à s'en
excuser ; il a expliqué comment il y a été
amené ; comment^ las de la misère, affaibli
par les privations et s'autorisant de ce
qu'Elise lui avait dit autrefois, il s'était dé-
cidé, après des luttes douloureuses, à briser
avec sa vie passée. Ses ennemis, ils étaient
alors nombreux, car il^ étaient ses rivaux,
n'ont pas tu l'indignation qu'excitait en eux
ce mariage. Ses amisontcherchéà atténuer
l'effet produit, en montrant qu'il n'y avait
plus alors d'autre issue pour le poète, et
qu'il lui fallait choisir entre le désespoir et
peut-être la mort, et cette rupture.
La critique plus récente a transporté le
débat sur une terre fraîchement défrichée
par Nietzsche et, vues de ce biais, les choses
se laissent aisément démontrer et fausser,
selon qu'on admire ou raille le surhomme.
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CLXIX
A première vue, le spectateur de ce drame
s'écrie : C'est là, assurément, la plus belle
tragédie que Hebbel n'ait pas écrite. Cette
femme dépense pour lui sa fortune, parce
qu'elle l'aime. Il consent à se laisser aimer :
« Cette jeune fille a pour moi un attachement
infini », écrit-il, en 1835. Non seulement la
gêne, la misère, mais la calomnie, les lon-
gues absences de celui à qui elle s'immola,
sont sa récompense. Elle souffre sans plainte,
parce qu'elle ofi're au poète ses peines, sa
détresse, comme un sacrifice à un dieu.
11 l'insulte, il n'y a pas de semaine, pas
d'heure qu'il ne la maltraite. C'estlui-même
qui le dit. Pourvu qu'elle l'ait et qu'elle
souffre par lui, elle est encore heureuse.
Il est à Paris, quand meurt son premier en-
fant, Max. Hebbel souffre profondément,
parce qu'il se reproche de ne l'avoir pas
CLXX INTRODUCTION
aimé, parce qu'il sent la déchirante douleur
d'Elise. Il s'abandonne ; dans la compas-
sion du premier moment il oublie pour un
instant ses droits d'auteur et se souvient
de ses devoirs d'homme. Et il écrit, pres-
que sans métaphore, dans son Journal :
« Etre un homme, non pas un homme qui
cherche à se guinder au nom de ce qu'on
nomme talent et puissance. Belle puissance,
qui ne se courbe pas devant les lois morales,
simples, éternelles ! Etre un homme qui va
là où il faut aller, là où tous les poignards
l'atteignent en pleine poitrine ». A la
réflexion, il changea d'avis. Il s'était trop
avancé, dans les premières lettres écrites à
Elise. Quand les réponses de la jeune femme
arrivaient, Hebbel sentait qu'il n'était plus
au diapason. Il prenait conseil d'un ami,
Bamberg. Comme autrefois Thibaut le
HEBBEL, l'homme ET l'oEUVRE CLXXI
dissuadait de poursuivre ses études juridi-
ques, Bamberg assurait maintenant Hebbel
dans l'idée qu'il n'était point fait pour le
mariage et se devait à son génie. Le poète
se laissa convaincre.
Hebbel envoya alors des syllogismes et
, des additions à Elise, la prenant d'abord
par le raisonnement, puis par les chiffres.
Il s'efltorçait de lui démontrer que : les
hommes de génie ne vivent que par la
liberté et le développement de leur moi^ et
que, étant génie, il ne devait pas abdiquer.
Il lui expliqua que le mieux pour un
homme de son envergure, c'était la « Gewis-
sensehe » le « concubinage pour hommes de
génie. » 11 donna des exemples à l'appui :
Lessing, Hamann, qui vivait avec une cui-
sinière replète^ ïhorwaldsen, qui vivait
avec une dame du monde, Gœthe. Elle fei-
CLXXII INTRODUCTION
gnit de ne pas entendre. L'arithmétique
réussit mieux : Elise dut reconnaître que la
misère attendait le jeune ménage.
On pourrait bâtir là-dessus un drame
amer ou une comédie. Hebbel dénigrant le
mariage quand il écrit à Elise, le prônant
quand il écrit à Christine, rappellerait assez
certains personnages de Molière, qui se
tournent à droite et disent : « c'est vous qui
avez raison, » et qui se tournent à gauche en
disant : « c'est vous qui n'avez pas tort. »
L'auteur du Canard sauvage eut pu écrire
une telle œuvre. M. Hauptmann, dans Ames
solitaires, en a crayonné quelques scènes.
Sans doute^ il faudrait donner le beau rôle
à Elise, et fondre en elle et Nora et Lear et
Goriot. On devrait se garder d'en faire une
vieille fille, catégorie qui n'existe pas pour
Hebbel. Le poète devrait être rapetissé pour
HÊBBEL, L HOMME ET L OEUVRE GLXXIII
les nécessités dramatiques. Napoléon, le tri-
omphe, le génie en soi, ne sont pas repré-
sentables. M. Hauptmann a montré de faux
génies qui se leurrent et leurrent. Le génie,
le faux génie, au théâtre, n'est jamais qu'un
acteur qui se promène sur la scène en tenant
à la main, comme Johannes Vockerat, un
cahier où il y a, nous dit-on, des choses
profondes. Il est toujours périlleux de mon-
trer, au théâtre, un hoaime de génie litté-
raire ou scientifique. Génie du bien, du
mal, génie de telle ou telle passion, de
telle ou telle vertu, soit, mais le génie de la
pensée ne peut pas se manifester par des
actions dramatiques. On a beau, à la place
du cahier, nous montrer des fioles avec des
sérums, ou des cornues, nous restons
froids. Et, malgré le talent du jeune maî-
tre, nous préférons encore Octave Feuillet
CLXXIV INTRODUCTION
à Paul Adam. L'auteur des Mouettes s'ef-
force en vain de guinder au moderne-style
l'honnête acajou du Village^ le public^
composé de croquants, donne toute sa sym-
pathie à la femme sacrifiée, et non pas au
grand homme en sérums. Ibsen et Haupt-
mann ont conçu leur œuvre, sans croire au
génie de leur héros, avec amertume. Elle
est difficile à écrire, la tragédie du sur-
homme et de l'amour maternellement pas-
sionné, la tragi-comédie du learisme, du
goriotisme féminin, et de l'égotisme trans-
cendantal... Le dénouement n'aurait pas
besoin d'en être sanglant; il pourrait être
douloureusement ironique. Hebbel se ma-
rie, s'étonne des résistances d'Elise, dont il
a pourtant émancipé le cœur. Le nerf est
tué : l'extraction devrait être sans dou-
leur. Il lui fait la théorie de l'impéria-
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE GLXXV
lisme des sentiments, pour excuser un
dénouement à la Scribe. C'est vrai qu'elle
a un second fils de lui, et qui vit, et qu'il
n'eût pas dû profaner le corps et Tàme de sa
maîtresse, puisqu'il ne l'aimait plus. Mais
il en fait sa chose ; elle se soumet et vient
chez les jeunes mariés jouir de l'idyllique
vie familiale. Tout semble pour le mieux
dans le meilleur des ménages A trois. Mais
la Révolution de 1848 épouvante Elise ;
ilote affolée, elle se sauve. Le mot de la fin
semble tout indiqué ; la pauvre fille dirait
au poète : a Envoie-moi l'enfant de ta
femme ». Après quelques façons, le sur-
homme consentirait à se débarrasser de
l'enfant des coulisses et il dirait : « Jelons
lui quelque chose à aimer. »
Eh bien ! non, cette tragi-comédie ne
serait qu'une caricature de ce qui se passa
CLXXVI INTRODUCTION
alors. Les circonstances extérieures sont
contre le poète. Il le reconnaît. Il ne s'est
pas drapé dans sa cruauté nécessaire. Il en
a profondément souÛert. Il a tu ce qui pou-
vait entraver notre sympathie à Tendroit
d'Elise. Il lui a rendu hommage. Les bio-
graphes du poète ont tous, plus ou moins,
une sorte d'admiration pour « l'énergie
cruelle » de cette amputation hygiénique.
Ils assurent que Hebbel aurait été très mal-
heureux avec Elise, ce qui est difficile à prou-
ver. Hebbel n'était pas sensuel ; la beauté
et la jeunesse de sa femme ne lui impor-
taient pas surtout. En outre, il n'était plus
seulement un poète connu ; il s'apercevait à
Vienne qu'il était un auteur à la mode, et
donc, sauvé de la misère. Mlle Engehausen
avait de grands yeux, une de ces figures
imposantes, qui semblent avoir, même dans
HEBBEL, l'homme ET l'OEUVRE CLXXVII
la vie de chaque jour, le grossissement du
masque tragique. Elle devait être fort belle
à la scène. Nous ne savons point si Elise
était laide. On semble toujours lui faire un
grief d'avoir été tôt flétrie.
Ce qui est certain, c'est qu'il est impossi-
ble ici d'alléguer les droits du génie qui se
sent incompris, et qui veut trouver V « as-
sociée » de son esprit. Elise a joué pour
Hebbel le rôle de Mme de Stein pour Goethe.
Elle était instruite, polie ; elle avait du
monde. Hebbel lui écrivait à : Mademoi-
selle von (de) Lensing et peut-être était-elle,
en effet, de famille aristocratique. Le poète
lui écrit des lettres d'une haute pensée, lui
disant agréablement qu'elle en prenne ce
qu'elle comprend. Mais, tout de même,
Hebbel ne parle pas seulement pour les
murs, ou pour soi. Ce qu'il cite dans son
CLXXVIII INTRODUCTION
Journal, des réflexions et des rêves d'Elise,
est au moins aussi joli, aussi profond, aussi
pittoresque, que ce qu'il racontera plus tard
de sa femme. Et du reste, le cliché de
rhomme incompris est singulièrement usé.
Il n'y a guère que les hommes médiocres
qui soient compris par leur femme. Delo-
helle est admirablement compris par les
ilotes qui sont autour de lui. Qu'est-ce que
la compréhension pour un homme de ta-
lent ? Une admiration adoratrice, qui sera
d'autant plus caressante qu'elle sera plus
nuancée ; et Elise savait fort bien donner
cette jouissance à Hebbel.La compréhension
des hommes de génie, quel beau mot ! et qui
n'a pas empêché Gœthe d'épouser sa mal-
tresse, ouvrière en fleurs artificielles. Sans
doute, l'on dira, que pour un dramaturge,
la plus délicieuse flatterie est de voir jouer
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CLXXIX
ses pièces par sa propre femme... Il faut ici
se garder de Tapologie tacite et de la rail-
lerie facile. Hebbel est trop impitoyable-
ment sincère pour avoir été l'homme de la
solution élégante ; quand Elise mourut, il
dit, sans ironie, qu'il la rencontrera avec
plaisir aux régions éthérées. Il faut croire
cet homme, cet homme passionné de Fab-
solu. On doit se garder de lui jeter la pierre.
Il n'est pas besoin non plus d'admirer sa
(( grandiose énergie » et de dire, qu'après
tout, la fin justifie les moyens, et qu'il a
prouvé, par des chefs-d'œuvre, qu'il avait
le droit d'user de la force. Il ne faut pas dire
trop vite : poète, si l'on veut^ mais grand
homme, non pas. Si Hebbel a enveloppé sa
faiblesse d'un voile de cruauté, il n'a agi en
surhomme, au fond, que pour la galerie. La
vérité, c'est que, pour une fois, il a agi en
CLXXX INTRODUCTION
homme du monde, faiblement, négative-
ment. Il n'apas osé faire ce quine se fait pas :
on n'épouse pas une vieille maîtresse, on lui
envoie de quoi vivre. Il Ta dit lui-même :
« Ne méjugez pas trop vite ». Il faut se
garder des conclusions hâtives. Si Ton con-
damne Hebbel, on le condamnera seule-
ment parce qu'on l'aura « vu du dehors ».
On se souviendra qu'un spirituel auteur in-
titula naguère un recueil de critiques : Vus
du dehors, pour bien marquer, dès l'abord,
que ses jugements ne visaient point à Tim •
partialité ni à la compréhension. Quoiqu'il
en soit du jugement qu'on porte sur
l'homme, le poète des dix-sept dernières
années de sa vie, est digne d'une admira-
tion presque sans réserve.
Après son voyage en France, Hebbel tra-
verse une crise. Les opinions sociales con-
HEBBEL, l'homme ET l'oEUVRE GLXXXI
tenues implicitement dans Maria-Magda'
lene se développent en lui et s^entrechoquent.
Il se rapproche de la « Jeune-Allemagne »
qui lui est, cependant, antipathique. Il
écrit des œuvres curieuses^ mal propres à
être représentées.
En 1846, Une tragédie en Sicile ; l'oeuvre
d'art est manquée. Il y fallait l'ironie amère
d'Ibsen, ou la blague transcendante de
Courteline, ou, simplement, la musique
d'un Mascagni ou d'un Léoncavallo. Une
îune fille s'enfuit de chez ses parents. Son
rmant lui a donné rendez-vous. Des gen-
[armes l'aperçoivent^ la tuent, la dépouil-
mt. Quand le fiancé arrive, forts de la
)i symbolisée en leurs uniformes, ils l'ac-
isent d'être l'assassin. Mais un paysan qui
|iaraudait et qui s'est sauvé sous la feuillée
la vue des représentants de la moralité
k
CLXXXII INTRODUCTION
publique, a tout vu, et les trahit. On a jus-
tement reproché à Hebbel, dans ce drame
bref, de n'avoir pas assez fondu par l'ironie,
l'élément tragique et l'élément baroque. Le
milieu italien, anarchique et violent, est
noté avec précision et sans longueur.
Hebbel, en 1847, abordait dans Julia^ tra-
gédie en trois actes, un problème aussi mo-
derne, que Ibsen reprendra : celui de l'héré-
dité. Le sujet est simple : Don Juan, fatigué
et avarié, épouse, paramourde l'humanité,
une Elvire qui est enceinte. 11 donnera son
nom au bâtard et, pour se racheter, sauvera
l'honneur d'une femme. Il est, lui, l'abou-
tissement d'une race usée, viciée, qu'il se
gardera de perpétuer. Cette étude psycho-
pathologique est fort belle, mais elle est
faite dans d'interminables monologues. C'est
plus un roman qu'une action dramatique.
HEBBEL, L HOMME KT L OEUVRE CLXXXIII
En 1848, il poursuit l'étude des crises de
l'humanité et oppose, dans Hérode et Ma-
rianne^ le judaïsme h son déclin au monde
romain. Malgré de grandes beautés de
détail, cette tragédie ne laisse pas d'être
obscure par endroits. Hebbel semble pen-
ser que la convention métrique autorise,
plus encore que la prose, les monologues
et surtout les apartés invraisemblablement
longs. A la lecture, l'impression reste for-
cément confuse ; assez souvent, on ne sait
plus au juste quel est le personnage qui
parle, et s'il s'adresse à son partenaire, ou
.au public. Hérode a de la puissance. C'est
m despote, violent, sensuel. Il aime jalou-
sement Marianne, et quand il part pour
['Egypte, il donne à un confident l'ordre
le la tuer, s'il meurt. Marianne l'apprend ;
me première fois, elle pardonne cet amour
CLXXXIV INTRODUCTION
inhumain. La seconde fois, elle se tue.
Hérode avait exigé d'elle le serment qu'elle
se tuerait, s'il venait à mourir. Elle n'avait
pas voulu lui faire celte promesse : ce sont
des choses qu'on fait, mais qu'on ne promet
pas. Elle lui prouve, par sa mort, qu'en effet,
elle n'aurait pas pu lui survivre ; car elle
ne meurt que de son amour déçu. En don-
nant l'ordre de la tuer, Hérode a prouvé à
Marianne, qu'il ne croyait pas en elle. Elle
ne croit plus en lui, en son amour, et se tae.
La pièce fît fiasco, à l'origine. On le con-.
çoit. Les caractères secondaires, chose rare
chez Hebbel, se confondent un peu et l'ac-
tion est vraiment trop chargée d'aperçus
psychologiques.
Dans Agnès Bernauer^ 1851, Hebbel
montre qu'il a rompu définitivement avec
certaines tendances de la Jeune Allemagne,
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE GLXXXV
qu'on pouvait trouver dans les œuvres pré-
cédentes. Au fond, il reste anti-aristocrati-
que^, ou si l'on veut, il demeure celui qui se
souvient d'avoir été pauvre et d'avoir eu
faim. Il choisit l'histoire d'Agnès Bernauer,
pour donner un exemple des nécessités éta-
tistes. Toutes les sympathies vont à la jeune
plébéienne épousée par l'héritier du trône,
mais, Hebbel le montre avec une grande
finesse, un tel acte qui rompt avec la
tradition monarchique, est mal vu, même
par le peuple. La royauté y perd de son
prestige et l'anarchie se glisse dans le
royaume. L'entourage de l'héritier du trùne
bavarois exploite, sans tarder, la faiblesse
du prince. Agnès doit donc disparaître pour
sauver le roi, l'état, le royaume. Sa beauté,
la desniesure de sa beauté a fait basculer le
CLXXXVI INTRODUCTION
inonde. Il faut une catastrophe pour en ré-
tablir l'équilibre.
Le pittoresque tableau de la vie moyen-
âgeuse, dans les bonnes villes comme Nu-
remberg, est brossé avec entrain par Heb-
bel. On y sent de la cordialité à la manière
de Hans Sachs, ou de Hoffmann, en ses
bons jours.
Hebbel, qui dispose désormais souverai-
nement de son génie, écrit, en 1854, Gygès
et son anneau. C'est la vieille fable, gras-
sement versifiée par La Fontaine, mais le
poète allemandl'a transformée, et si ce mot
ne pouvait passer, en certain lieu, pour
une otTense à la mémoire de Hebbel, c'est
la tragédie la plus racinienne qu'il ait jamais
écrite. On y voit quels progrès la cuUure
artistique a faits dans l'auteur, comme il
sait maîtriser la fougue indomptée qui se
i
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CLXXXVII
donnait carrière dans Judith et dans Geno-
veva, comme il sait, mieux conscient de sa
force, se maîtriser lui-même. Il donne à la
femme de Candaule un caractère oriental,
lointain, mystique, voilé, pourque l'attentat
inouï de son mari l'atteigne plus sûrement
et plus profondément. Candaule l'a profanée,
il a douté qu'elle fût la plus belle, la plus
digne d'être aimée ; il a voulu faire voir sa
beauté à un ami, pour être plus sûr de son
amour, pour se donner le coup de fouet du
triomphe. C'est en vain queGygès est rendu
invisible par un anneau magique. Rhodope
est inquiète ; avec la finesse de sensations
de ceux qui vivent dans le silence et dans
la retraite ombreuse, elle perçoit le soupir
d'admiration du jeune Grec qui l'épie. Dès
lors, l'angoisse, le doute, la honte prennent
possession de son àmo. En des scènes
GLXXXVIII INTIIODUCTION
admirablement nuancées, Hebbel montre le
progrès de ces sentiments. Il n'y a plus
qu'une solution. Celui qui Fa vue, comme
son mari, doit Tépouser, ou mourir. Gan-
daule est tué dans un duel où il se défend
mollement, car il a vu les conséquences de
sa faute. Rhodope épouse Gygès, et se tue.
Les trois principaux personnages, qui ont
chacun une physionomie très marquée,
sont magistralement peints par des actes
psychologiques et par des analyses psycho-
logiques qui se transforment en actions,
par là même qu'elles s'expriment.
De 1855 à 1860, Hebbel écrit l'œuvre gi-
gantesque, la trilogie des Niebelungen. La
crise d'humanité est ici, plus qu'ailleurs, os-
tensible. Le paganisme germanique lutte
contre le christianisme de l'époque mo-
derne, les géants contre les preux. C'est la
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CLXXXIX
victoire du sentimentalisme, au sens où
l'entendait Schiller, sur la naïveté. Hebbel
prend de la vieille chanson épique tout le
milieu pittoresque ; il en tire surtout l'élé-
ment profondément humain, et le rehausse.
Il met dans la peinture de l'homme dans
sa lutte contre la femme, de la femme dans
sa réaction contre l'homme, dans la pein-
ture de l'humanité en proie à la crise mo-
rale, toute sa science de la vie. Et cette
peinture n'est pas abstraite ; cette fresque
n'est pas monotone. Hebbel joue avec les
difficultés. Le prologue est d'une merveil-
leuse légèreté de touche ; il a toute la sa-
veur d'une esquisse, qui va se développer
dans le dyptique.
Lorsque Hebbel mourut, le 13 décem-
bre 1863, il était à l'apogée de son talent.
Quelques scènes manquaient seulement à
CXC INTRODUCTION
son Démétriiis^ qui eût été, à coup sûr, le
chef d'œuvre de ses tragédies politiques,
étatistes. Démétrius n'est pas le fils légitime
d'Ivan le Terrible. Il n'est que son bâtard.
Mais il n'apprend cela que lorsqu'il est
déjà lancé par le destin, à la conquête du
trône. 11 a, jusqu'ici, agi purement ; il a
cru à sa mission et a puisé dans sa foi, sa
force invincible. Il doute ; il sent, tragique-
quement, qu'il a le courage, la vertu d'un
chef. Le sang d'Ivan coule dans ses veines.
Mais il n'est pas le prétendant légitime. Il
faut, ou qu'il disparaisse, ou qu'il se trompe
lui-même, en trompant les autres. Aban-
donnera-t-il ceux qui croient en lui? La foi
de ses partisans suffîra-t-elle à le porter, au
dessus de lui-même, et quand même? Non.
La vie, basée sur rerreur^simifimensonge,
ne mène qu'à une catastrophe. Il doit périr.
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXCI
Ici encore, le poète qui, tout à l'heure, rap-
pelait et Racine le psychologue, et Corneille
le politique, nous fait songer à un grand
poète, à l'auteur de Brand et des Préten-
dants à la couronne. Les taches eussent
peut-être disparu si Hebbel avait eu le
temps de parfaire son œuvre. Le Jésuite
omniscient, machiavélique, mis à la mode
par Eugène Sue, la croix-de-ma-mère, la
voix du sang, datent un peu. Mais qu'est
cela au prix de l'idée qui anime, d'un
souffle irrésistible, tout le drame ?
Hebbel laissait après sa mort des plans
nombreux, des œuvres ébauchées ; il lais-
sait son Journal., qui nous éclaire sur toute
sa vie. F]n lisant les deux mille pages
[u'il contient, il faut se garder d'une pre-
lière impression. Si l'on ajustait, avec des
'aits pris çà et là, une méchante marque-
CXCII INTRODUCTION
terie,on pourrait faire un portrait satirique,
faux, composé de pièces et de morceaux
vrais. Parce que Tauteur de Dénétriiis, des
Niebelungen, de Gygès, de Maria-Magda-
lene^ de Judith, projetait un roman sur le
Philistin, on pourrait insinuer que, tel
Flaubert, pour Bouvard et Pécuchet^ il
devait commencer par se regarder à la
glace. Judith disait : a Je vois toujours dans
l'émotion une tentative d'infidélité à moi-
même et je la réprime». Hebbel ne serait-il
pas de ceux qui masquent leur froideur de
cœur, en affichant une froideur exagérée ?
Sans doute, il aimait les bêtes, dans sa jeu-
nesse, lapins et chiens, plus tard les écu-
reuils et les serins. Mais la sensiblerie
s'accommode parfois avec la sécheresse de
cœur. Il a pleuré et souffert de la mort de
son premier-né. Les autres morts l'ont
HKBBEL, I. HOMME ET L OEUVRE CXCIII
laissé calme. Avait-il dépensé toute la
somme de douleur que la nature a donnée
à chaque père pour la mort de son enfant?
Et le premier deuil est-il comme le pre-
mier amour, un sorte de vaccin? Il n'aurait
pas dû, sans doute, noter dans son Journal
qu'il décrète que l'on donnera les verges à
cet enfant, et qu'Elise, l'exécutrice de ses
ordonnances pleure sur ce qu'elle appelle
^ son (( Marengo ». Sans doute, il ne semble
j; pas extraordinaire que Hebbel ait eu en
été le travail moins facile qu'aux saisons
lus fraîches. Sans doute, le public est
ttristé d'apprendre qu'Elise a une maladie
e foie, vomit de la bile, et content d'ap-
rendre, quelques jours plus tard, qu'elle
st simplement dans un état intéressant,
ans doute, Hebbel n'aime pas trop son
fils, né dans de tristes circonstances, mais
CXCIV INTRODUCTION
d'être père, cela lui fait tout de même quel-
que chose. Il ne déplaît pas d'apprendre que
Hebbel, pendant plusieurs années, a été
sourd d'une oreille, comme sa grand'mère,
et que, comme sa grand'mère, il a été
guéri de cette surdité, le jour où il retira de
son oreille la ouate qui y gisait. Les maux
de dents, dont il souffre si souvent, ont
peut-être une cause tout aussi atavique. Il
sait du reste qu'on peut les faire passer en
se purgeant. Pour son Philistin^ il note
un trait assez curieux d'un prud'homme
qui fait l'amour par hygiène, pour trans-
pirer.
Sans doute, si l'on considérait, en gros,
son Journal, on pourrait avancer qu'il
s'y trouve beaucoup de choses qui n'ont
d'intérêt que pour le biographe, ou que
pour Hebbel lui même. Si l'on en suppri-
HEBBEL, l'homme ET L OEUVRE GXCV
mait ses extraits de lectures, qu'il ne com-
mente pas en général ; la chronologie de
ses œuvres ; les idées qu'il a mieux mises en
valeur ailleurs ; ses lettres, dont il cite les
bons passages et qui ressortissent à sa cor-
respondance ; si l'on enlevait les rêves
de ïïebbel et de ses proches, qui rêvent dé-
cidément beaucoup ; — Hebbel n'aime pa&
le gros et lourd sommeil sans rêves ; — si
l'on enlevait certains jugements sur l'œuvre
qu'il vient d'achever et qui sont sans intérêt,
puisqu'il la trouve toujours excellente ; si
l'on biffait la ouate, les vomissements et les
maux de dents, et les jugements sur des
choses qu'il ne connaît pas encore, mais qu'il
définit déjà, son atelier ne laisserait pas,
cependant, de mériter qu'on le visite. Après
tout, les copeaux n'abondent que dans les
iteliers où l'on besogne ferme.
CXGVI INTRODUCTION
Dans le Journal il se trouve des pensées^
des axiomes profonds, beaucoup de nota-
tions, d'idées à voir, à creuser, à retourner,
des mots spirituels; des critiques littéraires
ou dramatiques d'une absolue justesse,
définitives, quand Hebbel parle de livres,
de pièces qu'il a vues ou lues. On y admire
encore un sens très précis des réalités
politiques. Hebbel est patriote, impérialiste,
et a, sur l'avenir de son pays, sur la situa-
don politique de l'Europe, des vues non-
seulement profondes, mais prophétiques.
Un passage sur l'antimilitarisme de l'ave-
nir semble déjà un commentaire de certain
couplet de ï Internationale.
Et puis, ses extraits de lectures nous
révèlent sa tournure d'esprit. 11 lit comme
Montaigne, Stendhal et Flaubert ; il retient
les manifestations passionnées, puissantes.
HKBBEL, l'homme ET l'oEUVRE CXCVII
OU gTotesqnes de Thumanité : Napoléon,
Richelieu et Pécuchet, Homais. Quoique
pour lui le catholicisme du sud de l'Alle-
luagne fût une chose toute neuve, qui
rétonnait et gênait ses habitudes septen-
trionales, il a noté, sans doute avec ironie,
les incongruités minaudières de la grisette
Beppi, qui lui disait : « Quand les catholi-
ques veulent aller à confesse, ils ne doivent
point manger, et même pas avaler leur
salive; ils doivent se racler la langue et se
nettoyer les dents. » Cependant, il note, à
peu près à la même époque : « Le jour
suivant, je suis passé à Roth. Roth se
trouve dans un site aimable et est protes-
tant ; j'ai été frappé de voir que les figures
des enfants, garçons et filles, y étaient
toutes beaucoup plus fraîches et ouvertes ».
On pourrait se demander si « protestant »
CXCVIII INTRODUCTION
est ici un attribut, ou un synonyme.
Hebbel est sincère ; il note tout ce qu'il
voit, tout ce qu'il apprend. Il lui arrive,
quelquefois, de découvrir ce qui a été déjà
dit, mais dont il n'avait pas eu encore
le sentiment, la compréhension : « La
poésie lyrique est l'expression la plus
pure de la nationalité des peuples ». —
« L'esprit est la seule chose qu'on trouve
d'autant moins qu'on la cherche davan-
tage. » — (( Rien n'est plus dangereux que
la médiocrité qui n'est pas tout à fait mé-
diocre ».
Assez souvent, il a de ces jugements par
à peu près, par comparaison, qui sont sédui-
sants, mais toujours spécieux. « Jean-Paul
est un Sterne agrandi ». — »» Gœthe est un
Shakspere, sinon transfiguré, du moins plus
clair. »
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CXGIX
Hebbel a besoin de clarté et il ne se
garde pas toujours des généralisations trop
absolues, trop rapides. Sa définition de
Notre-Dame, opposée à celle de la cathé-
drale de Strasbourg, est, comme on l'a vu,
contingente. 11 juge tout sous l'empire du
moment, admire Rachel à Paris, le dit bien
haut. Plus tard, il écrit à sa femme : « les
sauvages peuvent, s'ils veulent, donner des
lauriers aux mégères [comme Rachel], toi,
je te donne la couronne ». Voilà qui est
d'un mari galant. Antisémite de nature,
Hebbel juge Heine et le condamne, puis,
quand il le voit à Paris, s'étonne de trouver
en lui un grand et vrai poète. H est antisé-
mite, et Bamberg publie son Journal^ sa
Correspondance ; Kuh est son biographe,
infiniment délicat, sensible, après avoir été,
pendant longtemps, son ami le plus intime.
ce INTRODUCTION
La langue française, tant qu'il ne la sait
pas, est pour Hebbel une soubrette, avec
qui l'esprit humain, ce très vieil homme,
aimeàfleuretter; et ceci semble mettre bien
mal en point Tidiome, qui, le premier dans
les langues modernes, porta la pensée mo-
derne. Descartes, Pascal, Montesquieu,
Comte, Renan, Taine sont bien à plaindre.
Quelques années plus tard, quand Hebbel
la saura mal, il trouvera que la langue fran-
çaise est laide. La forme axiomatique a le
tort de donner parfois à des idées, que le
poète sent dans l'instant, quelque chose de
définitif, d'objectiver trop nettement une
impression subjective : « Les femmes doi-
vent enfanter et jamais tuer les hommes ».
Tel est un de ses aphorismes célèbres. On
pourrait tout aussi bien dire : L'homme
doit engendrer et jamais tuer les hommes.
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CGI
On pourrait aussi bien dire : La nature doit
créer et jamais tuer les hommes.
Et pourtant Hebbel dit, dans ses drames
comme dans son Journal^ des choses souvent
profondes, parfois précieuses, spirituelles.
Jusqu'à la fin de sa vie, il aime un peu trop
les métaphores douteuses. La czarine porte
ce la moitié de la Russie dans ses cheveux ».
C'est la même métaphore que le jeune Schil-
ler employait dans Cabale et Amour. Les
Russes sont bannis « au royaume de l'éter-
nelle neige > . Cette Sibérie, c'est du Delille
ou du Fenimore Cooper. Shakspere et Bal-
zac manquent parfois puissamment de goût;
le pus souvent, Hebbel est seulement pré-
cieux : « L'œil est la bouche de l'esprit ».
-*- « Je m'aime, puisque je suis plein de toi
que j'aime plusieurs fois ». — C'est Ram-
bouillet ou la Bible. « L'histoire est le lit
CCII INTRODUCTION
que le fleuve de la vie se creuse lui-même ».
L^image est juste. « Une promesse est une
lettre de change que Ton tire sur son ave-
nir ». Certains traits font penser à la précio-
sité la plus moderne. La pierre de meule
que porte au cou maître Antoine, rappelle
assez le carcan-auréole de Cyrano. Hebbel
note aussi cette image : « lancer d'un large
geste la douleur autour de ses épaules ». Il
a parfois d'heureuses trouvailles : « Deux
rimes qui ont Tair d'avoir fait le tour du
monde avant de se rencontrer » ; ou sur les
plagiats : « on peut voler tout le mobilier,
mais pas la maison ». Et comme il note joli-
ment le golfe de Naples et le jeu du ^eil
sur les vagues : « un arc-en-ciel effeuillé »...
Il faut se garder de voir en Hebbel un
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVRE CCIII
parvenu, ou un prud'homme. S'il est arrivé
si haut, que ses derniers poèmes semblent
planer, comme ceux de Goethe, c'est qu'il
a lutté, peiné sans relâche ; c'est qu'il a
intensément souffert. Il a appris lentement
la vie. Ne disons pas : Il manquait tout de
même d' « étape », et s'il a eu le père bourru
nécessaire aux Shakspere, aux Molière,
aux Gœthe, il est toutefois regrettable qu'il
ait été le fils, et non le petit-fils d'un maçon.
Pour employer une de ses comparaisons fa-
vorites, plaignons-le et admirons-le d'avoir,
sans manuel et sans maître, épelé la vie. Il
est mort à peine âgé de cinquante ans.
Mais il avait vécu profondément, intensive-
ment. Il avait vécu et souffert pour deux
générations et il avait eu l'énergie de vivre,
de peiner, de triompher, — comme les
précurseurs — en marge de son temps :
CCIV INTRODUCTION
De bonne heure en relations avec Uhland,
Tieck, Gutzkow, Schwab et bien d'autres,
il n'a guère su en tirer parti, et quand les
princes, à la fin de son existence, viendront
à lui, Hebbel n'aura plus besoin d'eux.
Il ne faut pas juger avec des parti-pris
cet homme qui en a été la victime. Habitué
par sa nature, à voir toutes les choses à un
point, de vue absolu, à les considérer sous
un aspect antithétique, il a toujours cher-
ché, avant tout, à être sincère. S'il s'est
trompé, il en a souffert. Il a fallu toute une
vie à ce géant pour s'humaniser, et quand
l'homme en lui fut accompli, il ne lui fut
pas donné, comme à Goethe, de jouir long-
temps de sa science de la vie. Du moins
avait-il atteint la cime, le point de vue d'où
le génie contemple les horizons infinis. Le
trajet avait été d'autant plus pénible que
HEBBEL, L HOMME ET L OEUVIŒ CCV
Hebbel était venu de plus loin, parti de
plus bas.
Au reste, pour ceux-là mêmes qui pense-
raient qu'on peut admirer les ouvrages
d'un auteur, sans être tenu d'estimer son
caractère, Hebbel laisse des œuvres accom-
plies, qui font de lui l'un des plus grands
poètes tragiques. D'emblée, il va aux grands
sujets. Il projetait un Christus ; il eut des-
sein d'écrire un Corneille^ où il eût opposé
le grand poète politique à Richelieu, le
grand politique impérialiste. Il songeait à
un Napoléon Hebbel considère avec puis-
sance le sujet tragique qu'il élit. Dès le
début du drame, il suscite Tangoisse tragi-
que qui ne se résout qu'au dénouement. Il
commence la lutte dramatique au moment
où ses héros sont déjà par delà la raison et
la volonté, et où ils ont le désir de l'absolu,
CCVI INTRODUCTION
la volupté de se sentir entrâmes à la catas-
trophe. L'auteur de Judith^ de Maria-Mag-
dalene, de Gygès^ des Nieb'eliingen^ de
Démétrius force l'admiration de ceux-là
mêmes, qui, ne voulant pas comprendre sa
vie, dénieraient à l'homme leur sympathie.
La bibliographie de Hebbel est tort riche et s'est
considérabJement accrue dans ces dernières années.
On ne saurait désormais s'occuper du poète sans avoir
lu au moins les remarquables ouvrages ou études de
Kuh. Stern, Vischer, de MM. Barthels, Collin, Emile
Faguet, Krumm, Kùhnemann (dans son Schiller),
Richard M. Mever, Werner.
MARI A-MAGD ALEN E
TRAGÉDIE RÉALISTE
en trois actes et quatre tableaux
PERSONNAGES
Antoine, maître ïnenuisier.
Thérèse, sa femme.
Clara, leur fille.
Garl, leur fils.
LÉONARD.
Fritz, clerc de notaire.
Wolfram, négociant.
Adam, huissier du tribunal.
Un second huissier.
Un scribe
Un petit garçon.
Une bonne.
Le drame se passe vers 1840, dans une petite
ville du nord de l'Allemagne.
ACTE PREMIER
Une chambre dans la maison du menuisier. Au
premier plan^ à gauche , une fenêtre basse ^
mais très large, donnant sur un jardin ; devant
la fenêtre, table à ouvrage, fauteuil, chaise.
Au mur, une gravure de Christ dans un cadre
de bois noir. Au fond, à gauche, une porte qui
mène au dehors; à gauche de cette porte un
porte-manteau avec crochets. Au mur, à droite
de la porte, un canapé devant lequel se trouve
une table carrée et trois chaises. Au-dessus du
canapé une planche avec des cruches à bière,
en étain et en grès. Au-dessus de la planche
deux cadres avec des gravures représentant un
roi, en uniforme de général et une reine décol-
letée et coiffée à la 1830. Entre les deux cadres
est accrochée une pendule. Au fond, dans le
coin, à droite, un poêle en faïence verte, carré
et qui va jusqu'au plafond. A droite, une porte
qui mène aux chambres à coucher ; une com-
mode de forme raide, sans marbre ; au-dessus,
accrochée au mur, une étagère avec deux ou
trois gros livres parmi lesquels on voit une
MARIA-MAGDALEN E
grosse bible noire. A droite^ au premier plan,
la porte qui mène à la cuisine. Sur la com-
mode se trouvent deux lampes. Sous la table
à ouvrage un tapis. Dans un coin, une grosse
malle sur des X en bois.
I
I
SCENE PREMIERE
CLARA KT SA MÈRE
CLARA {avec étonnement)
(Vêlements assez voyants de demi-paysanne.
Col blanc rabattu, un peu échancré)
Ta robe de mariée ? Mais comme elle te
va bien ! On dirait qu'elle est faite d'hier.
LA MÈRE {douce et passive)
(Relève de maladie, très pâle; un bonnet de
dentelle blanche, une robe de tulle blanc,
manches à gigot).
Vois-tu, mon enfant, la mode marche,
marche, jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus
avancer, et il faut bien alors qu'elle rebrousse
chemin. Depuis trente-deux ans voilà au
8 MAUIA-MAGDALKNE
moins dix fois que ma robe de mariée a été
démodée, et dix fois elle est revenue à la
mode.
CLARA
Cette fois, maman, c'est pas tout à fait
ça. Ce n'est point pour te contrarier, mais
tu sais, les manches sont un peu trop bouf-
fantes.
LA MÈRE {souriant'
C'est bon pour toi d'être coquette.
CLARA
C'est drôle ; quand je me figure que tu
étais ainsi... en mariée..., mais tu avais
aussi une couronne, n'est-ce pas ?
LA MÈRE
Je pense bien. Une couronne de myrte,
et pas des fleurs artificielles, un vrai myrte
que j'avais moi-même soigné pendant des
années. On n'était pas riche et nous sommes
restés fiancés sept ans.
ACTE I, SCfcNE I
CLARA
T'ai-je demandé assez souvent de met-
tre cette robe? et tu ne voulais jamais,
tu disais toujours que ce n'était plus une
robe de mariée et qu'on t'en parerait sur
ton lit de mort; avec ces choses-là on ne
plaisante pas ! Finalement, je n'avais plus
du tout envie de la voir, parce que ça me
faisait penser à des choses trop tristes...
Et pourquoi l'as-tu mise aujourd'hui?
LA MERE
Quand on a été aussi malade que je l'ai
été, et qu'on se demande si l'on guérira,
vois-tu, il vous passe toutes sortes de pen-
sées par la tête... Ah! l'idée de ne plus
vivre est plus horrible qu'on ne croit. Elle
assombrit tout autour de nous, et même la
clarté aimante des yeux de ceux qui nous
sont le plus chers, enfants, mari... mais au
dedans de nous, la mort qui vient, répand
1.
10 MARIA MAGDALENE
la lumière, et l'on voit beaucoup de cho-
ses... beaucoup de choses, qu'on aimerait
mieux ne pas voir. Ma conscience ne me
reproche pas d'avoir jamais rien fait de mal ;
j'ai suivi le droit chemin ; à la maison j'ai
rempli mon devoir aussi bien que je pou-
vais. Toi et ton frère je vous ai élevés dans
la crainte de Dieu ; j'ai ménagé l'argent que
gagnait péniblement votre père et j'ai même
réussi à toujours mettre de côté une petite
somme pour les malheureux. Si parfois je
leur ai refusé, dans un moment de mauvaise
humeur, ou parce qu'il en venait trop à la
fois, il n'y ont jamais rien perdu : à peine
étaient-ils partis que je courais après eux et
les rappelais pour leur donner deux fois
plus ; mais qu'est-ce que c'est que tout ça ?
Quand nous sentons que notre dernière
heure va sonner, nous nous faisons tout
petits, nous supplions Dieu de nous laisser
la vie, comme le serviteur supplie son maî-
tre de lui laisser refaire la tâche qu'il a mal
1^
ACTE I, SCÈNE 1 11
faite, pour qu'au jour de la paye son salaire
n'en soit pas amoindri.
CLARA
Voyons, ma chère maman, tu te frappes
trop ; ne parle plus de ça.
LA MÈRE
Non, mon enfant, ça me fait du bien au
contraire. Pendant ma maladie j'ai pensé à
bien des choses, et maintenant j'ai beau
être guérie, je sens bien que jamais je ne
recouvrerai mes forces : quand un vieil
arbre a été ébranlé par l'orage, il est à la
merci du premier coup de vent. Vois tu, en
e donnant cet avertissement. Dieu voulait
e faire connaître que mon vêtement nup-
tial n'était pas encore pur de toute tache, et
c'est pour ça qu'il a daigné me donner encore
quelque répit. Cette grâce, il ne l'a point
accordée aux sept vierges, tu te rappelles,
dans l'Evangile qu'hier soir je t'ai demandé
de me lire ? Voilà pourquoi j'ai mis aujour-
12 MARIA MAGDALENK
d'hui, pour aller à la communion, cette
robe. Je la portais le jour où je me promis,
avec la plus entière sincérité, de mener une
vie vertueuse. Aujourd'hui je veux qu'elle
me rappelle ceux de mes engagements que
je n'ai pas tenus.
CLARA
Ah ! tu parles encore comme pendant ta
maladie.
LA MÈRE
Ma pauvre enfant, les hommes devraient
toujours parler comme s'ils étaient très
malades.
SCÈNE II
LA MÈRE, CLARA, CARL
CARL (entre. — Bon garçon, insouciant, figure
ouverte)
Bonjour, mère. Eh ! bien, Clara, me trou-
verais tu à ton goût, si je n'étais pas ton
frère ?
i
i
ACTE I, SCÈiNE II 13
CLARA
Comment ! une_chaiiie— ^h-^^o" ? D'où te
vient-elle ?
CAKL
Tiens ! Et pourquoi donc est-ce que je
m'éreinte ? Pourquoi est-ce que je travaille
le soir deux heures de plus que les autres ?
Es-tu assez insolente !
LA MÈRE
Vous allez vous disputer un dimanche !
Tu n'as pas honte, Cari.
CARL
Mère, tu n'aurais pas un florin... à me
prêter ?
LA MÈRE
En dehors de l'argent du ménage il ne
me reste rien.
CARL
Eh bien! prends sur l'argent du ménage.
Tu mettras quelques œufs de moins dans
14
MARIA-MAGDALENE
l'omelette pendant quinze jours... ou quinze
mois. Et c'est pas moi qui ferai tapage.
Ce ne sera pas la première fois après tout.
Si tu crois que je ne m'aperçois de rien !
Quand il s'agissait d'économiser pour ache-
ter de belles affaires à Mademoiselle Clara,
on ne voyait plus de plats sucrés pendant
des mois, sur la table. Je fermais les yeux,
mais je savais très bien qu'on allait voir
apparaître une robe neuve, ou un beau fichu
de dentelle. A mon tour maintenant.
LA MÈKE
Tu as de l'audace !
CARL
En ce moment-ci je n'ai pas le temps.
Sans ça...
LA MÈRE
Où vas-tu ?
CARL
Je ne te le dirai pas. Comme ça, si le
ACTE I, SCÈNE II 15
vieux (pougon te demande où je suis, tu
pourras lui répondre, sans mentir, que tu
ne sais pas. Eh puis ! après tout, je peux
très bien me passer de ton florin. Il vaut
mieux ne pas tirer toute l'eau du même
puits. Ici, vous croyez tous que je suis un
sacripant, je serais bien bon de vous détrom-
per. Si je ne peux pas avoir le florin, si un
ami ne me tire pas d'embarras, eh bien !
tant pis ! (à part) et puis, j'irai au temple,
faute de mieux. {Il sort).
SCÈNE III
LA MÈRE, CLARA
CLARA
Qu'est-ce que tout ça signifie ?
LA MÈRE
Ah ! il me fait bien de la peine ! Oui, ton
père a raison : tout s'enchaîne ! Quand il
n'était encore qu'une petite tète blonde et
qu'il vous demandait un morceau de sucre,
16 MARIA-MAGDALENE
il était aussi câlin qu'il est maintenant inso-
lent pour exiger un florin. Oui, je me le
demande : exigerait-il aujourd'hui le florin,
si on lui avait refusé autrefois les morceaux
de sucre ? Cette pensée-là me torture bien
souvent. Je crois même qu'il ne m'aime
plus. L'as-tu vu une seule fois pleurer pen-
dant ma maladie ?
CLARA
Je ne le voyais guère qu'aux moments
des repas. Ah ! il avait meilleur appétit que
moi.
LA MÈRE {avec empressement)
C'était bien naturel. Son travail était
dur.
CLARA
Bien sûr ! Eh puis ! les hommes sont si
drôles ! Ils rougissent plus de leurs larmes
que de leurs fautes. Montrer le poing, par-
fait, mais des yeux rouges ! Et papa, c'est
la même chose : le jour où l'on t'a saignée
ACTE I, SCÈNE III 17
et que le sang ne venait pas, je l'ai trouvé
sanglotant à son établi ; cela me fendait
l'âme. Mais quand je me suis approchée de
lui pour l'embrasser, sais-tu ce qu'il m'a
dit? « Tâche donc de m'enlever de l'œil ce
sacré bout de copeau. On a déjà tant de
besogne ! Il ne manquait plus que ça pour
m'empêcher d'avancer ! »
LA MÈRE ysouriant)
Oui, c'est bien lui... Mais, à propos, Léo-
nard, comment se fait-il qu'on ne le voie
plus ?
CLARA
Ah ! qu'il reste où il est, celui là.
LA MÈRE
Mais j'espère que vous ne vous voyez pas
en cachette ?
Ci-ARA
Trouverais-tu par hasard que je reste trop
^longtemps dehors, quand je vais le soir à la
fontaine ?
18 MARIA-MAGDALENE
LA MÈRE
Oh ! je ne dis pas ça. Mais si je lui ai per-
mis de venir chez nous, c'est justement
pour que dehors il ne te guette pas, entre
chien et loup. Ma mère n'aurait pas permis
ça non plus.
CLARA
Je t'assure que nous ne nous voyons
pas.
LA MÈRE
Est-ce que vous vous houdez ? Moi j'avoue
que Léonard ne me déplaît pas. C'est un
garçon si posé ! Si seulement il était quel-
que chose ! De mon temps il n'aurait pas eu
besoin d'attendre beaucoup. Un secrétaire
habile ! mais ces Messieurs de l'administra-
tion se le seraient disputé, comme les boi-
teux les béquilles. Car c'était du fruit rare.
Et nous autres, gens de peu, nous l'em-
ployions aussi, souvent. Quand il rédigeait
aux enfants des souhaits de bonne année
ACTE I, SCÈNE III 19
pour leurs parents, rien que pour les majus-
cules du commencement, les belles majus-
cules dorées, il en recevait de Targent! Pour
ce prix-là on aurait pu acheter une belle
poupée à une petite fille. Le lendemain
c'était au tour des parents à aller le trouver.
Il fallait bien qu'on sache à l'avance les
souhaits des chers petits et les parents lui
payaient largement son indiscrétion, de
sorte que notre scribe touchait des deux
côtés. C'était le bon temps pour les secré-
taires. Mais aujourd'hui tout est changé; et
nous, les vieux, qui n'entendons pas grand
chose à la lecture, à l'écriture, des gamins
de neuf ans se moquent de nous ! Ah ! le^
monde devient de plus en plus malin, et
peut-être bien qu'il viendra un temps, où
ceux qui ne sauront pas danser sur la corde,
rougiront de leur ignorance !
CLARA
Voilà le dernier coup. (On entend sonne?'
les cloches).
20 MARIA-MAGDALENE
LA MÈRE
Allons, mon enfant, je prierai pour toi.
Et quant à ton Léonard, aime-le comme il
aime Dieu, ni plus ni moins. Ce sont les
dernières paroles que m'ait dites ma mère,
avant de me donner sa bénédiction ; moi,
je te les redis et je te bénis aussi.
CLARA {lui tendant un bouquet)
Tiens !
LA MÈRE
Je suis sûr qu'il vient de Cari ?
CLARA (fait de la tête un signe affirmât if, puis à part)
Oui, je voudrais qu'il vînt de lui. {A haute
voix) pour que quelque chose te fasse
plaisir, il faut que ça vienne de lui.
LA MÈRE
Oh! il est bon au fond et il m'aime. [Elle
s'en va).
CLARA \_la suit des yeux par la fenêtre)
Trois fois, en dormant, je l'ai vue cou-
ACTE I, SCÈNE III 21
chée dans le cercueil... Comme elle marche
avec assurance : la voilà déjà près du cime-
tière. Savoir qui elle rencontrera d'abord.
Je sais bien que ça ne veut rien dire, mais
enfin. . . (tout (F un coup elle recule, terrifiée).
Le fossoyeur ! maman lui dit bonjour ; on
dirait qu'elle sourit en regardant le fond du
trou : elle y jette son bouquet. Elle entre
dans le temple. {On entend un choral accom-
pagné sur l'orgue^ qui se prolonge pendant
le monologue et le début de la scène sui-
vante). Ils chantent : ce Maintenant, tous,
remerciez Dieu. » [Elle joint les mains et
parle jusquà F entrée de Léonard, les yeux
fixés sur la gravure du Christ^ et d'une
voix monotone et ardente) : Oui, oui, si
maman était morte, je n'aurais plus jamais
retrouvé le repos, car..., mais tu es misé-
ricordieux. Si seulement j'avais la foi et la
religion des catholiques, je pourrais te faire
une offrande. Je viderais ma tirelire pour
t'acheter un beau cœur d'or que j'enguir-
22 MARIA-MAGDALENE
lande rais de roses. Notre pasteur dit bien
qu'à tes yeux les sacrifices n'ont pas de
valeur, parce que tout t'appartient, et parce
qu'on ne devrait pas songer à te donner ce
que tu possèdes déjà. Mais tout ce qui est
chez nous appartient aussi à mon père, et
pourtant ça lui fait plaisir, quand je lui
achète quelque chose sur son argent, pour
sa fête.
Un jour, je voyais une petite fille catho-
lique, toute petite, qui portait un bouquet
de cerises à l'autel. Gomme came touchait !
C'étaient les premières cerises qu'elle avait
reçues de l'année ; on voyait qu'elle mou-
rait d'envie de les manger ; mais, pour en
finir avec la tentation, elle les jeta en toute
hâte sur l'autel. Le curé, qui, dans l'instant,
élevait le calice, la regarda d'un air sévère ;
l'enfant se sauva, effrayée ; mais Marie,
au-dessus de l'autel, souriait si doucement,
qu'on aurait cru qu'elle voulait sortir de
sa niche, pour courir après l'enfant et
ACTi: I, SCÈNE IV 23
Tembrasser. Et moi, je l'ai embrassée à sa
place... Tiens, voilà Léonard! Ah !...
SCENE IV
CLARA, LÉONARD
LÉONARD (s'arrête dans l'embrasure de la poî'te)
Petit, trapu, vêtu d'une grande redingote brune.
Yeux bridés, fuyants ; rasé ; cheveux châtains
collés au front. Ton plaisantin et sec.
On a déjà fait toilette ?
CLARA
Pourquoi tout d'un coup si tendre, si
plein d'géards? Je ne suis pas une prin-
cesse, aujourd'hui pas plus qu'hier. {Lecho^
rai cesse).
LÉONARD (entrant dans la chambre)
Je croyais que tu n'étais pas seule ! En
passant il me semblait voir la fille du voi-
sin avec toi, près de la fenêtre.
24 MARIA-MAGDALENE
CLARA
Alors c'est pour ça que tu...
LÉONARD
Tu es toujours de mauvaise humeur. On
a beau rester quinze jours sans venir te
voir; pendant quinze jours le soleil et la
pluie ont beau s'être relayés vingt fois, on
est sûr, quand on revient te voir, de te
trouver toujours aussi sombre.
CLARA -
Ça n'a pas toujours été comme ça.
LÉONARD
En effet. Je t'assure que jamais nous ne
serions devenus... bons amis, si tu avais
toujours fait la mine que tu fais mainte-
nant.
CLARA
Le mal n'aurait pas été grand.
LÉONARD
Oh ! oh ! tu es si détachée de moi ! après
ACTE I, SCÈNE IV 25
tout, moi, ça m'est égal. {En appuyant sur
les 7710 ts) Alors, ton... mal... de... cœur de
l'autre jour, ne... signifiait... rien?
CLARA
Léonard, ce n'était pas bien ce que tu as
fait.
LÉONARD
Gomment, pas bien! Mais c'était mon*
droit, mon devoir même, de défendre le
bien qui m'est le plus cher, de te défendre,
toi, et de chercher à t'attacher à moi par
le lien le plus étroit, le plus fort. Et surtout
au moment où je courais le danger de te
perdre. Crois-tu que je ne voyais pas les
regards en coulisse que tu échangeais avec
Fritz. Ah ! c'était pour moi un beau jour
de fête. Comment! je te mène au bal et...
CLARA
Quand tu auras fini de m'offenser ! C'est
vrai, je regardais Fritz ; je n'ai aucune rai-
son de le nier. Mais je le regardais seule-
26 MARIA-MAGDALENE
ment à cause de sa moustache, qu'il a
laissé pousser pendant son séjour à l'Uni-
versité, et qui lui... [elle s'arrête brusque-
ment}.
LÉONARD
Et qui lui va si bien, n'est-ce pas ? C'est
ce que tu voulais dire. Oh ! vous autres
femmes, une belle moustache de sous-offi-
cier vous impose toujours. Ça vous plaît,
hein ? C'est martial, même dans la figure la
plus falote. Ah ! je t'assure que je le déteste,
cet autre-là ; il m'a barré la route assez
longtemps. Avait-il l'air assez ridicule,
l'autre jour, ce poseur-là, avec sa petite
figure poupine, qui se perd sous une forêt
de cheveux !
CLARA
Je n'ai point encore fait son éloge : pour-
quoi le dénigrer ?
LÉONARD
Oh ! mais tu as l'air de l'intéresser tou-
jours vivement à lui.
ACTE I, SCÈNE IV 27
CLA^IA
Nous avons joué ensemble, étant enfants,
et après... après, tu sais bien.
LÉONARD
Oh ! oui, je sais ! Et c'est justement pour
ça que...
CLARA
Eh bien ! la première fois que je le
revoyais après une longue absence, c'était
tout naturel que je le regarde et que je
m'étonne de le voir si grand et. . .
LÉONARD
Pourquoi as-tu rougi, lorsqu'il t'a regar-
dée?
CLARA
Je croyais qu'il regardait le grain de
beauté que j'ai à la joue. Tu sais bien que
chaque fois qu'on me fixe, je me figure ça
et je rougis. Il me semble que ce grain de
28 MARIA-MAGDAT.ENE
beauté grandit à vue d'œil pendant qu'on
le regarde.
LÉONARD
Peu importe ! Ce qu'il y a de sûr, c'est
que la colère m'a saisi et je me suis dit :
dès ce soir je veux la mettre à l'épreuve.
Si elle veut être ma femme, elle sait qu'elle
ne risque rien. Mais si elle dit non, alors...
CLARA
Oh ! tu as dit une parole... dure, lorsque
je t'ai repoussé et que je me suis levée du
banc où nous étions assis. La lune, jusque-là,
avait éclairé le jardin de sa lumière paisi-
ble. Elle disparut derrière les nuages ; je
voulais me sauver ; cependant je me sen-
tais retenue, je croyais que c'était toi, mais
c'était le buisson d'aubépine où ma robe
s'était accrochée. Et toi, tu salissais si bien
mon cœur, que je n'avais plus confiance en
moi ; tu étais là, debout, comme quelqu'un
ACTE I, SCÈNE IV 29
qui exige le paiement d'une dette, et alors...
ah ! mon Dieu, mon Dieu...
LÉONARD
Je ne peux pas m'en repentir. Je sais que
je ne pouvais te conserver qu'à ce prix. Je
voyais cet amour de jeunesse, après un long
sommeil, se réveiller tout à coup ; il n'y
avait pas de temps à perdre ; il fallait
l'anéantir, une fois pour toutes.
CLARA
Lorsque je suis rentrée à la maison, j'ai
trouvé maman malade, malade à la mort.
Elle avait été terrassée, soudain, comme par
une main invisible. Mon père avait voulu
m'envoyer chercher, mais maman n'avait
pas voulu, pour ne pas troubler ma joie.
Quel coup pour moi quand j'entendis tout
ça ! Je restais éloignée de son lit ; je n'osais
la toucher, je tremblais. Elle prenait cela
pour de l'inquiétude filiale ; elle me fit
signe de venir près d'elle, et comme je
2.
30 MARIA MAGDALENE
m'approchais lentement, elle m'attira à elle ;
elle m'embrassa et je sentais ses baisers
sur ma bouche profanée. Je ne savais plus
où j'en étais, j'aurais voulu tout lui avouer ;
j'aurais voulu pouvoir lui crier ce que je
pensais, ce que je ressentais et lui dire :
« C'est moi, moi qui suis cause que tu es
étendue là ». J'essayais, mais les larmes et
les sanglots m'étouffaient ; alors elle a pris
la main de mon père et lui a dit, en me
regardant avec des yeux transfigurés par le
bonheur : < Oh ! comme elle m'aime. »
LÉONARD
Eh bien ! la voilà guérie maintenant. Je
venais la féliciter et... dis donc, qu'est-ce
que tu en penses ?
CI. ARA
Quoi donc ?
LÉONARD
Je venais te demander en mariage à ton
père.
ACTE I, SCÈNE IV
31
Ah !
CLARA {avec angoisse)
LÉONARD
Ça ne te va pas ?
CLARA
Si ça me va ? Mais si je ne devenais pas
bientôt ta femme, ce serait ma mort. On
voit que tu ne connais pas mon père ! Il ne
sait pas pourquoi nous avons si grand'hâte ;
il ne peut pas le savoir, et nous ne pouvons
pas lui dire. Eh bien ! il a déclaré cent fois
qu'il ne donnerait sa fille qu'à celui qui n'a
pas seulement, comme il dit, de l'amour au
cœur, mais du pain dans l'armoire. Ah ! je
sais bien ce qu'il dira : c( Attends encore
un an ou deux, mon garçon ; moi j'ai
attendu bien davantage... » Qu'auras-tu à
lui répondre ?
LÉONARD
Petite folle ! mais justement la difficulté
32 MAfilA-MAGDALENE
est aplanie. J'ai la place, je suis caissier de
la mairie.
CLARA
Tu es caissier ! Et l'autre candidat, le
neveu du pasteur ?
LKONARD
Quand il est venu passer l'examen, il était
gris ; au lieu de saluer le bourgmestre, il a
fait une grande révérence au poêle, et en
s'asseyant, paf, il a fait tomber trois tasses
de la table. Tu sais que le vieux a la tête
près du bonnet : il a sauté en Tair : « Dites
donc, mossieu ! » Pourtant il a maîtrisé
aussitôt sa colère, mais il se mordait les
lèvres, et si tu avais vu ses yeux briller
derrière ses lunettes ! On passa alors à
l'arithmétique ; ah ! ah ! ah ! mon concur-
rent avait une manière de compter, pas
banale : deux et deux font cinq ; le résultat
était plutôt bizarre. « Mais il ne sait même
pas compter ! » s'écria le bourgmestre et il
ACTE I, SCÈNE IV 33
me tendit la main avec un regand qui
disait : C'est une affaire faite, c'est vous qui
serez nommé. Et moi, je lui baisai dévote-
ment la main... elle empestait le tabac.
(// tii^e un papier de sa poche). Tu vois, la
voilà, cette nomination, avec le sceau muni-
cipal ; rien n'y manque.
CLARA
Vraiment, c'est...
LÉONARD
Inattendu, n'est-ce pas ? Ah ça ne s'est
point fait non plus tout à fait par hasard.
Pourquoi pendant quinze jours, ne me suis-
je pas montré chez vous ?
CLARA
Je n'en sais rien. Sans doute parce que
nous nous sommes disputés l'autre diman-
che.
LKONARD
C'est moi qui avais manigancé exprès cette
34 MAHIA-MAGDALENE
petite, bouderie, pour que mon absence
n'eut rien d'extraordinaire.
CLARA
Je ne comprends pas où tu veux en venir.
LÉONARD
Je te crois. Cependant, j'ai employé mes
quinze jours à faire consciencieusement la
cour à la nièce du bourgmestre, tu sais, la
bossue, qui est la main droite du bon-
homme, comme l'huissier du tribunal en est
la main gauche. Ne prends pas les choses I
de travers : je ne lui ai conté aucune dou-
ceur, sauf un petit compliment sur ses che-
veux, ses beaux cheveux carotte ; je ue lui
ai dit que deux ou trois mots à ton sujet, qui
lui ont beaucoup plu.
CLARA
A mon sujet ?
LÉONARD
Oui. Tu vois que je ne le cache pas, et si
ACTE I, SCÈNE IV 35
je l'ai fait, c'est dans les meilleures intentions
du monde. Eh bien ! oui, je faisais comme
si jamais je n'avais songé sérieusement
à toi, comme si... bref, la comédie dura jus-
qu'à ce que j'eusse la nomination en poche.
Cette folle, crédule et hystérique, quand
elle nous entendra publier au temple, verra
de quoi il retournait.
CLARA
Léonard !
LÉON'ARD
«r
Allons, allons, ma petite, libre à toi d'être
aussi pure et naïve qu'une colombe, moi, je
veux être malin, comme le serpent. Et puis-
que le mari et la femme ne font qu'un,
nous répondrons parfaitement à la défini-
tion de l'Evangile. (// rit) Ce n'est pas non
plus tout à fait le hasard qui a voulu que le
jeune Hermann fût gris, dans le moment le
plus décisif de sa vie. Tu n'as jamais entendu
36 maria-magdalene
dire, n'est-ce pas, que ce jeune homme
s'adonnât à la boisson ?
CLARA
Jamais.
LÉONARD
Mon plan en a été d'autant plus facile à
réaliser. Au bout de trois petits verres il
était parti. J'avais chargé des camarades de
l'aborder et de lui dire : « Eh bien ! peut-
on te féliciter ?» — « Pas encore. Il ne faut
pas vendre la peau de Fours... » — « Oh !
voyons, voyons, c'est comme si c'était fait.
Avec ton oncle, le pasteur, dans ta man-
che... » Et allez-y, encore un coup, mon
cadet, encore un coup, à la tienne ! — Ce
matin, en venant ici, je le voyais, au bord
de la rivière ; il se penchait sur la balus-
trade du pont. Je lui ai dit bonjour... avec
mon sourire le plus affable et je lui ai
demandé s'il avait laissé tomber quelque
chose dans Teau. c Oui, dit-il, sans lever les
ACTE I, SCÈNE IV 37
yeux, le mieux serait peut-être de faire un
plongeon. »
CLARA
Misérable ! va-t-en !
LÉONARD
Ah ! oui ? (// fait semblant de sortir).
CLARA
Mon Dieu ! et c'est à cet homme que je
suis enchaînée !
LÉONARD
Allons, pas d'enfantillages. — Encore un
mot, mais entre nous. Est-ce que ton père a
toujours les mille talers d'hypothèques
sur la pharmacie ?
CLARA
Mille talers ? Je n'en ai jamais entendu
parler.
LÉONARD
Comment ! mais c'est très important.
3
38 maria-magdalenë
CLARA
Tiens, voilà papa qui rentre. Tu n'as qu'à
lui demander.
LÉONARD
Tu ne comprends pas. On dit que le phar-
macien va faire faillite ; c'est pour cela que
je te demandais ça.
CLARA
J'ai affaire à la cuisine. {Elle sorl)
LÉONARD (seul)
Est-ce que par hasard il n'y aurait rien à
prendre ici ?
SCÈNE V
LEONARD, ANTOINE
ANTOINE [entrant)
(Cheveux presque blancs, drus, front bas, teint
basané, sourcils noirs, en broussaille. Favoris
en touffe, grisonnants; rides transversales à
la naissance du nez, et aux commissures des
I
ACTE I, SCÈNE V 39
lèvres. Bâti à chaux et à sable. Il est endi-
manché).
Bonjour, Monsieur le caissier. (// ôte son
chapeau et met une calotte de laine). Vous
permettez, n'est-ce pas, à un vieil homme
(le se couvrir ?
LÉONARD
Vous savez donc...?
ANTOINE
Je l'ai su dès hier soir. A la tombée de la
nuit, comme j'allais chez le meunier qui
vient de mourir, prendre mesure pour le
cercueil, j'entendais deux ou trois de vos
bons amis qui vous arrangeaient de la belle
façon. Ils vous daubaient si bien que j'ai
pensé tout de suite que notre Léonard avait
décroché la timbale. Chez le défunt j'ai su
des détails par le sacristain, qui était venu,
un peu pour consoler la veuve et beaucoup
pour se griser.
40 MARIA-MAGDALENE
LÉONARD
Et vous ne l'avez pas dit tout de suite à
Clara ? Il a fallu que ce soit moi qui lui
apprenne ma nomination.
ANTOINE
Si vous ne vous êtes pas senti poussé à
faire ce plaisir-là à l'enfant, était-ce à moi à
le faire?
LÉONARD
Vous ne croyez pourtant pas de moi que. . .
ANTOINE
Croire? Croire de vous ou de n'importe
qui... Non, non. Avec mon rabot je façonne
mes planches comme je veux, mais jamais
les hommes avec mes pensées. Il y a beau
jour que j'ai renoncé à cette fohe. Quand je
vois verdir un arbre, je me dis : cet arbre
va bientôt fleurir, et quand il fleurit : main-
tenant il va porter des fruits. Et avec les
arbres, jamais je n'ai de désillusions. Mais
ACTE I, SCÈNE V 41
avec les hommes, autre affaire ! Je ne veux
avoir sur eux aucune opinion, aucune, ni
bonne, ni mauvaise. Comme ça ils peuvent
tromper mes espérances ou mes craintes ;
je n'en rougis ni ne m'en émeus. Je fais
simplement des expériences sur eux ; et je
suis en cela l'exemple de mes deux yeux,
qui ne pensent pas non plus, mais qui se
contentent de voir. Avec vous, par exem-
ple, je croyais déjà avoir fait une expé-
rience... complète, mais maintenant que je
vous trouve ici, je suis bien forcé de recon-
naître que l'expérience était incomplète.
LÉONARD
Maître Antoine, vous ne prenez pas les
choses du bon biais. Un arbre dépend du
temps et de l'orage, des circonstances exté-
rieures, tandis que l'homme porte, en lui-
même, la règle et la loi de ses actions.
ANTOINE
Croyez-vous ? Ah ! oui, nous autres vieux,
42 MARIA-MAGDALENE
nous devrions être très reconnaissants à la
mort de ce qu'elle daigne nous laisser
encore si longtemps parmi vous, les jeunes,
et nous permet ainsi de nous réformer à
votre exemple. De mon temps on était
assez simplet pour croire que c'était au père
à élever son fils. Mais nous avons changé
cela ; le fils, maintenant, doit donner à son
père le dernier coup de fion et, Dieu merci,
j'ai dans mon Cari un fameux maître ; il
part en guerre contre mes préjugés, sans
indulgence, sans égard, pour ne pas me
gâter, vieil enfant que je suis. Ce matin
encore, il m'a donné deux bonnes leçons,
oh ! très habilement, sans même ouvrir la
bouche, sans même se montrer, et juste-
ment en ne se montrant pas : primo, il m'a
prouvé qu'on n'a pas besoin de tenir sa
parole ; secundo^ qu'il est superflu d'aller
au temple et de rafraîchir en soi le souvenir
de ce que Dieu commande. Hier soir, il
m'avait promis de le faire et je me fiais à
ACTE I, SCÈNE V 43
sa parole ; j'étais sûr qu'il viendrait ; je pen-
sais qu'il voudrait remercier le Créateur de
la gué ri son de sa mère ; il n'est pas venu.
Ah î j'étais très au large dans ma stalle qui,
pour deux, est plutôt étroite, en effet. Je
me demande un peu ce qu'il penserait, si je
mettais tout de suite en pratique sa dernière
leçon : je lui ai promis pour sa fête un
habit neuf, j'aurais là une belle occasion de
lui faire plaisir, en lui montrant comme
j'ai bien profité de ses leçons. Mais le pré-
jugé, le préjugé î Je lui donnerai tout de
même son habit et je ne lui donnerai pas la
leçon.
LÉONARD
Cari était peut-être malade ?
ANTOINE
C'est possible. Je n'ai qu'à demander à
ma femme ; oh ! sûrement elle me dira qu'il
était malade. Car elle, elle me dit toujours
la vérité, sauf en ce qui concerne son fils.
44 1 MARIA-MAGDALENK
Du reste nos jeunes gens d'aujourd'hui,
malades ou pas, ont sur nous autres vieux un
grand avantage. Ils peuvent se recueillir et
se livrer à leur méditation, n'importe où, en
attrapant des oiseaux, à la promenade ou
au cabaret. — « Notre père qui êtes aux
Cieux ». — Bonjour, Heinrich, iras-tu dan-
ser ce soir ?» — « Que votre nom soit
sanctifié ». — Oui, oui, tu as beau rire,
Catherine, on s'arrangera ». — '< Que votre
volonté soit faite ». — « Sapristi ! je ne suis
pas encore rasé »... Et ainsi de suite. La
bénédiction, on se la donne soi-même ; on
est un homme après tout, aussi bien que le
prédicant ! — Oh ! je ne trouve rien à redire
à tout ça, et si vous voulez intercaler six
chopes entre les six demandes du « Notre
Père », je n'y vois pas d'inconvénients.
Prouvez donc que la bière et la religion ne
font pas bon ménage. C'est vrai que moi,
vieux pécheur, je ne suis pas de taille à
suivre la mode. Je ne peux pas attraper la
ACTE I, SCÈNE V 45
méditation en pleine rue, comme on attrape
un hanneton. Le babillage des moineaux et
des hirondelles ne peut pas me remplacer
l'orgue. Pour sentir mon cœur s'élever, il
faut que j'entende les portes massives du
temple se refermer sur moi, et alors je me ■
figure que ce sont les portes du monde. Il
faut qu'autour de moi se dressent les hauts
murs sombres avec leurs longues fenêtres
étroites, qui laissent à peine passer l'écla-
tante, l'insolente lumière du monde, qui
l'assombrissent, qui la tamisent. . Enfin !
autres temps, autres mœurs !
LÉONARD
Mais vous prenez cela trop à cœur.
ANTOINE
Bien sûr ! Aujourd'hui, pour être sincère,
je dois avouer que ce que je viens de dire
n'est même pas vrai. Au temple j'ai été tout
le temps distrait. La place vide à côté de
moi me tourmentait, et je n'ai pu me recueil-
3.
46 MARIA MAGDALENE
lir qu'une fois chez moi, et encore, dans
mon jardin, sous le grand poirier. Ça vous
étonne? Mais c'est comme ça. Je rentrais
chez moi, bien triste et abattu, comme un
pa3^san dont la grêle a détruit la moisson ;
je me suis arrêté sous le poirier dont les
.guêpes se sont emparées. Oui, pensais-je,
notre garçon est comme cet arbre-là,
dévasté, dépouillé. Et tout d'un coup il me
sembla que je mourais de soif et qu'il fallait
absolument que j'aille au cabaret. J'allais y
aller quand une belle poire juteuse tomba à
mes pieds. Le vieux poirier avait l'air de me
dire : a Voilà pour la soif, et c'est pour te
récompenser de m'avoir comparé à ton vau-
rien de fils ». Je me fis une raison, je mordis
dans la poire et rentrai.
LÉONARD
Dites donc, vous savez que le pharma-
cien va faire faillite ?
ACTE I, SCÈNE V 47
ANTOINE
Eh bien?
LÉONARD
Ça ne vous fait rien, rien du tout?
ANTOINE
Si, tout de même. Je suis un chrétien et
le pauvre homme a beaucoup d'enfants.
LÉONARD
Et encore plus de créanciers. Les enfants
sont aussi des créanciers.
ANTOINE
Ah ! Je ne voudrais être ni créancier, ni
enfant.
LÉONARD
Mais je croyais que vous-même...
ANTOINE
Il y a bel âge que l'affaire est réglée entre
nous.
48 MARIA-MAGDALENE
LÉONARD
Vous êtes prudent. Vous avez sûrement
exigé votre argent, dès que vous avez vu
que la pharmacie branlait dans le manche.
ANTOINE
Oui, la pensée de perdre cet argent ne
m'inquiétera plus, car il y a longtemps que
je l'ai perdu.
LÉONARD
Vous voulez rire.
AN I OINE
Je parle très sérieusement.
CLARA (passant la tête par la porte)
Père, vous m'avez appelée ?
ANTOINE
Est-ce que les oreilles te tintent déjà ? On
n'a pas encore parlé de toi.
ACTE I, SCÈNE V 49
CLARA
V^oilà le journal. {Elle sort).
LÉONARD
Vous êtes philosophe.
ANTOINE
Que voulez-vous dire ?
LÉONARD
Vous savez faire contre fortune bon cœur.
ANTOINE
Bah ! Je porte parfois, en guise de collet,
une meule au cou. D'autres avec ça iraient
se jeter à l'eau, mais moi pas, je trouve que
ça vous raidit le dos.
LÉONARD
Bel exemple à suivre pour ceux qui peu-
vent le suivre.
ANTOINE
Gomment donc, quand on trouve, pour
50 MARIA-MAGDALENE
VOUS aider à porter le fardeau, un compa-
gnon aussi vaillant que celui que je crois
voir en vous, on pourrait, ma foi, danser
sous le faix. Mais vous êtes pâle comme un
linge. C'est à cause de l'argent perdu? Ah !
voilà ce qui s'appelle de la sympathie.
LÉONARD
Vous n'allez pas me méconnaître, j'es-
père.
ANTOINE
Dieu m'en garde. (// tambourine sur la
commode). C'est drôle tout de même que le
bois ne soit pas transparent, hein? Il y a
tant d'hommes qui le sont.
LÉONARD
Je ne comprends point.
ANTOINE
Que notre grand père Adam était donc
sot ! Dire qu'il prit Eve pour femme, quoi-
ACTE I, SCÈNE V 51
qu'elle ne lui apportât même pas en dot une
feuille de vigne. Nous deux, vous comme
moi, nous l'aurions, à coups de fouet, chas-
sée du Paradis, comme vagabonde. Qu'en
pensez-vous ?
LÉONARD
Votre fils vous a mis de mauvaise hu-
meur... Je venais... pour votre fille.
ANTOINE
Tout doux, je serais capable de dire oui.
LÉONARD
Mais je l'espère bien. Je voudrais d'abord
vous dire sincèrement ma pensée. Les
patriarches eux-mêmes ne faisaient point fi
des biens que leurs femmes leur apportaient
en mariage. Jacob aimait Rachel, assez
pour l'attendre sept ans. Ça ne l'a pas em-
pêché de recevoir avec grand plaisir les
brebis et les boucs gras qu'il avait gagnés
au service de son père. Qui pourrait lui en
52 MARIA-MAGDALENE
faire un crime ? J'avoue que si votre fille
m'avait apporté quatre à cinq cents talers,
ça ne m'aurait pas déplu. Il en est autre-
ment, peu importe, nous jeûnerons un peu
le dimanche, et au festin de Noël nous man-
gerons ce que nous aurions mangé le di-
manche.
ANTOINE (lui tendant la main)
C'est bien, ce que vous dites-là. Allons,
j'oubUerai que quinze jours durant, ma fille
vous a attendu vainement le soir, et que
pendant que nous buvions le thé, votre
tasse restait vide sur la table... Et puisque
vous serez mon gendre, je vais vous dire
où sont restés les mille talers.
LÉONARD (à part)
Il ne les a tout de même plus. C'est bien,
quand il sera mon beau-père, je ne serai
plus tenu d'endurer quoi que ce soit de ce
vieux bougon.
ACTE I, SCÈNE V 53
ANTOINE (pendant l'aparté de Léonard a allumé
sa longue pipe à fourneau de faïence)
Dans majeunesse je n'ai pas été heureux.
Pas plus que vous, quand je vins au monde,
je n'étais un hérisson revèche, toujours en
défense. Ce n'est que petit à petit que je le
suis devenu. D'abord, les piquants étaient
en dedans ; ah ! comme ça m'entrait dans le
cœur ! Ça ne pou3i^ait durer, j'ai retourné
ma peau, et gare à ceux qui s'approchaient...
J'avais enfin la paix ! (// appelle :) Clara !
LÉONARD (à part)
Le diable ne s'y risquerait pas.
CLARA {entre)
Tu m'as appelée cette fois ?
ANTOINE
Oui, apporte-nous donc à boire.
CLARA {prend sur la planche au-dessus du canapé
deux cruches en grès et sort
54 MARIA-MAGDALENE
ANTOINE
Mon père, qui peinait nuit et jour, se tua
au travail ; il avait à peine trente ans. Ma
pauvre mère filait pour me nourrir tant bien
que mal ; je grandis sans rien apprendre.
Quand j'eus treize ans et que je ne pouvais
toujours rien gagner, j'aurais bien voulu
perdre l'habitude de manger ; au déjeuner,
je disais parfois que j'étais malade et je
repoussais mon assiette, mais le soir mon
estomac réclamait et j'étais vite guéri. Je
m'en voulais de mon inaction, je me disais :
n'es-tu donc venu au monde qu'avec des
dents bien aiguisées ? Il me semblait que je
n'avais même pas droit à la lumière du
soleil. Le lendemain de ma confirmation,
maître Gérard, celui que l'on a enterré hier,
entra chez nous, le sourcil froncé, la mine
rébarbative. C'était son habitude, quand il
méditait quelque bonne action. Il dit à ma
mère : « Avez-vous donc mis votre fils au
monde pour qu'il vous dévore toute vive ? »
ACTE I, SCÈNE V 55
De honte je jetai dans la maie la miche
dont j'étais en train de me tailler un mor-
ceau. Ma mère était vexée de ces paroles
dites cependant avec la meilleure intention
du monde ; elle cessa un instant de filer et
répliqua avec vivacité que j'étais un bon
et brave garçon. « Eh bien ! nous ver-
rons... »
CLARA {apporte les deux cruches de bière qu'elle
pose sur la table à ouvrage auprès de laquelle les
deux hommes sont assis. Ils entre- choquent leurs
cruches et Léonard boit à la santé de Clara en
élevant sa cruche vers elle. —Elle sort.)
ANTOINE
« Nous verrons », dit donc maître Gérard.
« Si ça lui dit, il peut venir tout de suite à
l'atelier avec moi, comme il est là. Il n'aura
pas de mois d'apprentissage à payer ; il sera
nourri, habillé. S'il veut se lever tôt et se
coucher tard, il pourra encore gagner une
bonne pièce pour sa vieille maman. » Ma
mère se mit alors à pleurer; moi, je sautais
56 MARIA-MAGDALENE
de joie. Quand nous pûmes enfin parler,
maître Gérard se boucha les oreilles et en
sortant me fît signe de le suivre. Pas besoin
de mettre mon chapeau : je n'en avais pas.
Sans dire même au revoir à ma mère, je le
suivis ; et le dimanche suivant, quand il
me permit pour la première fois d'aller pas-
ser un moment chez nous, il me donna une
belle moitié de jambon. Que Dieu bénisse le
brave homme dans sa tombe ! Je m'en
souviens encore, comme si c'était d'hier :
« ïoinot, me cria-t-il d'un air en colère,
Toinot, veux-tu bien cacher le jambon sous
ta veste, que ma femme ne le voie pas !
(Antoine a les larmes aux yeux,)
LÉONARD
Vous pouvez donc pleurer comme les
autres? [On entend sonner midi à V horloge
de r église.)
ANTOINE {s'essuijant les yeux)
Oui, je ne peux pas me rappeler ça sans...
ACTE I, SCÎ^.NE V 57
Ah! on a beau se cuirasser... {changeant
brusquement de ton). Et maintenant, don-
nez-moi un peu votre avis : un dimanche,
vous allez voir l'homme à qui vous devez
tout, le temps de fumer une pipe avec lui.
Vous le trouvez bouleversé,, hagard. Il a au
cou une entaille sanglante, et d'un geste
anxieux il remonte jusqu'au menton le col
de sa chemise...
LÉONARD
Mais c'était le geste du vieux Gérard !
{La pendule de la chambre sonne midi).
ANTOINE
Oui, il voulait cacher la blessure Eh
bien, vous arrivez encore à temps, vous
pouvez l'aider, le sauver, non seulement en
lui arrachant le couteau des mains, en lui
bandant la plaie, mais en lui donnant un
malheureux millier de talers que vous
aviez mis de côté, et il faudrait pour décider
le malheureux à accepter, que ça ait lieu —
t
58 MARIA-MAGDALKNE
en secret — eh bien ! qu'est-ce que vous
feriez, vous, dans ce cas-là ?
LÉONARD
Célibataire et libre, comme je le suis, je
sacrifierais mon argent.
ANTOINE
Et quand vous auriez dix femmes comme
les Turcs et autant d'enfants que Dieu en
avait promis à Abraham, si vous réfléchis-
siez un seul instant, vous seriez un... C'est
bon, vous serez mon gendre. Et mainte-
nant, vous savez où est resté l'argent ;
aujourd'hui je pouvais tout vous dire, puis-
que mon vieux maître est enterré. Avant
qu'on ne cloue le cercueil je lui ai glissé le
billet sous la tête. Si je savais écrire, j'y
aurais écrit auparavant : « Bien et dûment
payé. » Maintenant mon vieux patron dor-
mira tranquille, et moi aussi, j'espère, quand
j'irai un jour le rejoindre.
I
ACTE I, SCÈNE VI 59
SCÈNE VI
MAITRE ANTOINE, LÉOxNARD, LA MÈRE
LA MÈRE {entre rapidement)
Me reconnais-tu ?
ANTOINE [montrant du doigt la robe de mariage)
Le cadre, oui, n'a pas changé, je le recon-
nais. L'image moins. Ah ! les années ont eu
le temps de craqueler la peinture.
LA MÈRE
Mon mari est sincère, n'est-ce pas ? Mais
à quoi bon lui en faire compliment ; la sm-
cérité n'est-elle pas la vertu de tous les
maris ?
ANTOINE
Ça te fait-il de la peine de penser qu'à
vingt ans tu étais plus... jeune et plus...
cousue d'or qu'à cinquante ?
60 MARIA-MAGDALENE
LA MÈRE
Non pas. Si nous étions plus riches, je
rougirais de toi et de moi.
ANTOINE
Tiens, embrasse-moi. Je suis rasé et
mieux que d'habitude.
LA MÈRE [l'embrasse)
Allons, tu oublies que si le cadre n'a pas
changé, l'image...
ANTOINE
Brave mère ! Vois-tu, je suis si content.
Tu viens d'être rudement secouée, mais tu
as déjà repris de belles couleurs.
LA MÈRE
Dites donc, notre nouveau fossoyeur, c'est
un drôle de corps. Il creusait une fosse,
lorsque j'allais ce matin au temple. Je lui
ai demandé pour qui c'était : « Pour qui
Dieu voudra, me dit-il, peut-être bien pour
ACTE I, SCÈNE VI 61
moi-même. Il pourrait m'arriver ce qui est
arrivé à mon grand-père : un jour, il avait
creusé une fosse, par provision, et le soir
même, en rentrant du cabaret, il y tomba
et se rompit le cou. »
LÉONARD (qui jusque-là avait lu le journal)
Il n'est pas d'ici ce gaillard-là. Il peut
nous raconter des histoires à dormir
debout.
LA MÈRE
Je lui ai demandé pourquoi il n'attendait
pas qu'on lui commande la besogne. Et il
m'a répondu : ce Ah ! c'est qu'aujourd'hui
je suis de noce, et je me connais assez pour
prédire que demain... j'aurai besoin de faire
la grasse matinée. Or, je parie, que pendant
ce temps-là, un mauvais plaisant me jouera
le tour de passer l'arme à gauche et
alors... »
4
62 MARIA-MAGDALENE
ANTOINE
En voilà un type ! A ta place je lui aurais
demandé ce qu'il ferait si la tombe, par
hasard était trop courte.
LA MÈRE
C'est aussi ce que j'ai dit, mais ce diable
d'homme a réponse à tout. « J'ai pris, dit-il,
la mesure sur Guy, le tisserand, qui a la
tête de plus que tous les habitants de la
ville. Comme ça, vienne qui voudra : il ne
trouvera pas son gîte trop petit. S'il s'y
trouve trop au large, tant pis ! Il n'y a que
moi qui y perds ». J'ai jeté alors mes fleurs
dans la tombe en lui disant : Tenez, la voilà
occupée.
ANTOINE
Le drôle plaisantait, j'imagine ! Faire à
l'avance pareille besogne..., mais ce serait
aider la mort à tendre ses pièges ! {A Léo-
7iard qui lit toujours le journal) Quoi de
neuf ? Un monsieur cherche-t-il à épouser,
ACTE I, SCÈNE VI 63
par amour de l'humanité, une pauvre veuve
ayant besoin de quatre à cinq cents talers,
ou est-ce la pauvre veuve qui cherche an
philanthrope, voulant bien les donner ?
LiiONARD
La police annonce un vol important de
bijoux... C'est assez singuher...
ANTOINE
Un vol de bijoux ? Chez qui ?
LÉONARD
Chez Wolfram, le négociant.
ANTOINE
Chez... Pas possible ! Il y a deux ou trois
jours Cari y est allé vernir un secrétaire.
LÉONARD
C'est ça. Justement les bijoux ont disparu
du secrétaire.
LA MÈRE {d Antoine)
Que Dieu te pardonne cette parole !
64 MARIA-MAGDALENE
ANTOINE
Tu as raison, c'était une vilaine pensée.
LA MÈRE
Il faut bien que je te le dise : tu n'es pas
pour ton fils un vrai père.
ANTOINE
Ma femme, il vaut mieux ne pas parler de
ça aujourd'hui.
LA MÈRE
Il est autre que toi, c'est vrai, mais ce
n'est pas une raison pour qu'il soit mau-
vais.
ANTOINE
Où est-il donc en ce moment? Voilà long-
temps que midi a sonné ; je parie que le
déjeuner est prêt, que tout est cuit, archi-
cuit, mais tu as donné en cachette des ordres
à Clara pour qu'elle ne mette pas le couvert
avant qu'il soit là.
ACTE I, SCÈNE VI 65
LA MÈRE
Où veux-tu qu'il soit ? Il joue sans doute
aux quilles, et pour y jouer, il est bien forcé
d'aller à l'auberge la plus éloignée, afin que
tu ne le découvres pas. Et naturellement le
chemin est plus long pour revenir. Après
tout, je ne vois pas pourquoi tu en veux à
ces jeux pourtant bien innocents.
ANTOINE
Le jeu ! Mais je ne lui en veux pas du
tout. Il faut bien un passe temps pour les
gens du monde. Il est probable que les vrais
rois s'ennuieraient, s'ils n'avaient pas le roi
de trèfle ou de cœur pour se distraire. Et qui
sait ? Si le jeu de boules n'était pas inventé,
princes et barons joueraient peut-être avec
nos tètes. Mais un travailleur peut-il com-
mettre un plus grand crime que de risquer
au jeu son salaire péniblement gagné ? Les
hommes doivent respecter ce qu'ils ont
acquis en peinant dur. Si Garl méprise le
4.
66 MARIA MAGDALENE
fruit de son trcavail, il en arrivera vite à
mépriser son travail même. Comment, vous
voudriez que je peine, que je sue sang et
eau pour gagner un taler, un taler que
j'ai bien l'intention de jeter ensuite par la
fenêtre ?
LA MÈRE
Tiens, le voilà. Cari.
SCÈNE VII
LES MÊMES. ADAM, huissier du Tribunal et
un autre huissier entrent Une bonne
ADAM [à Antoine)
Eh bien ! maintenant vous pouvez aller
payer, vous avez perdu votre pari. Hein,
dites-le donc encore : « Tant que je vivrai,
les tuniques rouges à parement bleus ne
mettront jamais le pied chez moi. » —
« Hein ! en voilà tout de même deux de ces
gens-là. [s'adressant au second huissier)
ACTE I, SCèNK VII 67
Pourquoi ne gardez-vous pas votre casquette
comme moi ? A quoi bon faire des cérémo-
nies quand on est chez son égal ?
ANTOINE
Chez son égal. Gredin !
ADAM
C'est vrai, vous avez raison. Nous ne som-
mes pas vos égaux. Des filous et des voleurs
ne sont pas nos égaux. (A Antoine enmon-
trant la commode) Ouvrez ça. Et après, trois
pas en arrière ; {au second huissier en mon-
trant Antoine du doigt) : qu'il ne subtilise
rien.
ANTOINE
Comment, comment !
CLARA {entrant avec un plateau, assiettes,
fourchettes, etc., pour mettre le couvert)
Faut-il...? {Elle reste muette détonne-
ment.\
68 MARIA-MAGDALENE
ADAM {montrant à Antoine un papier)
Savez-vous lire récriture ?
ANTOINE
Comment saurais-je ce que notre maître
d'école ne savait pas lui-même ?
ADAM
Eh bien î écoutez un peu. Votre fils a
volé des bijoux : le voleur est déjà en lieu
sûr. Maintenant nous allons faire ici une
perquisition.
LA MÈRE
Mon Dieu ! {Elle tombe à la renverse et
meurt),
CLARA
Maman, maman ! Oh ! quels yeux !
LÉONARD
levais chercher un médecin.
ANTOINE
Non, c'est inutile. Ce sont les yeux de la
ACTE I, SCÈNE VII 69
mort, je les connais bien. Dors en paix,
Thérèse. Tu es morte en apprenant le crime
de ton fils. Je le ferai graver sur ta tombe.
LKONARD
On pourrait toujours essayer... (à part).
Horrible, mais pas mauvais pour moi. (//
sort)
ANTOINE {tire de sa poche un trousseau de clés et le
jette par terre)
Tenez, ouvrez, et n'oubliez aucun tiroir.
Une hache ! Qu'on apporte une hache ! La
clé de la malle est perdue. Ah ! ah ! filous et
voleurs ! {retournant ses poches) Là dedans
je ne trouve rien.
LE DEUXIÈME HUISSIER
Maître Antoine, du courage ! Tout le
monde sait que vous êtes le plus honnête
homme de la ville.
ANTOINE
Ah ! oui, ah, ah, ah ! (avec un ricane-
70 MARIA-MAGDALENE
ment lugubre) j'ai dépensé à moi tout seul
toute l'honnêteté de la famille. Le pauvre
Cari, il n'en restait plus pour lui. [à Thérèse
étendue sur le canapé) Toi aussi, tu étais
beaucoup trop honnête... mais... qui sait si
notre fille n'a pas... (subitement à Clara)
Qu'en penses-tu, ma chère enfant ?
CLARA
Père!
LE DEUXIÈME HUISSIEU (à Adani)
N'aurez-vous donc pas la moindre pitié ?
ADAM
Pas de pitié? Est-ce que je fouille les
poches du vieux ? Est-ce que je le force à
retirer ses bottes, à retourner ses bas? Et
c'est pourtant par là que j'aurais dû com-
mencer, parce que je le déteste, je le déteste,
depuis qu'il m'a jeté au cabaret son verre
à... vous connaissez l'histoire et vous
devriez vous sentir insulté, vous aussi, si
ACTE I, SCÈNE VII 71
VOUS aviez du cœur au ventre, {à Clara) Où
est la chambre de votre frère ?
CLARA (la montrant du doigt)
. Là, derrière ! {Les deux huissiers sortent)
Père, il est innocent. Il ne peut pas être
coupable. C'est votre fils, c'est mon frère.
ANTOINE
Innocent, lui, qui a tué sa mère. [Il ricane)
UNE BONNE {entre avec une lettre, à Clara)
De la part de Monsieur le caissier Léo-
nard. {Elle s' en va).
ANTOINE
Inutile de la lire. Il te rend ta liberté, ou
plutôt, il reprend la sienne. Bravo, miséra-
ble !
CLARA {a lu la lettre)
Oui, oui ; oh ! mon Dieu, mon Dieu !
ANTOINE
C'est bon, ne t'occupe plus de lui.
72 MARIA-MAGDALENE
CLARA
Père, je ne peux pas.
ANTOINE
Tu ne peux pas ! Tu ne peux pas ! Qu'est-
ce que ça veut dire. Serais-tu...? {Les deux
huissiers rentrent)
ADAM {(iun ton haineux)
Cherchez et vous trouverez.
LE DEUXIÈME HUISSIER {à Adam)
Comment ? Ça ne s'est pourtant pas con-
firmé aujourd'hui.
ADAM
Clouez votre bec. {Tous deux sortent)
ANTOINE
Il est innocent, dis-tu, et toi... toi...
CLARA
Père, vous m'effrayez !
ACTI-: I, SCÈNE VII 73
AXTOIXE (la pi'end par lu main, et, d'une voix très
douces
Ma chère enfant, Cari n'est qu'un gàte-
métier, n'est-ce pas ! Il a tué sa mère.
Qu'est-ce que c'est que ça? Est-ce qu'il m'a
tué, moi ? Allons, à ton tour, aide-le ; tu
ne peux pourtant pas exiger qu'il fasse toute
la besogne ; donne-moi, à moi, le coup de
grâce ; le vieux tronc a l'air encore noueux
et solide, n'est-ce pas ? Mais il branle déjà.
Tu n'auras pas grand'peine à l'abattre.
Pas besoin de prendre la cognée... Tu as
une jolie figure ; je ne t'ai pas habituée
aux compliments, mais aujourd'hui je veux
t'en faire. Oui, avec ta jolie figure, tâche
de... tu m'entends bien, mais peut-être
l'es-tu déjà.
CLARA {qui s'était redressée, se précipite aux pieds de
sa mère, et lui crie, comme un enfant quia peur)
Maman, maman.
74 Maria-magdalenë
ANTOINE
Prends la main de ta mère et jure-moi -
que tu es- celle - que - tu - dois - être.
CLARA
Je... te., jure que... jamais... je... ne te...
ferai honte.
ANTOINE
C'est bien {Pendant que le rideau baisse
il se dirige lentement vers le canapé où l'on
a étendu sa femme).
%
FIN DU PREMIER ACTE
ACTE II
Même décor qu'au premier acte.
SCENE PREMIERE
(ANTOINE, CLARA)
(Au lever du rideau, maître Antoine est assis,
face au public, sur le canapé au fond de la
scène. Clara, debout près de la table, com-
mence à lever le couvert. Elle est en noir.
Antoine, en veste de couleur, porte à l'avant-
bras gauche un crêpe assez large de drap
noir).
ANTOINE
Tu ne vas encore rien manger aujour-
d'hui ?
CLARA
Père, je suis rassasiée.
76 MARIA-MAGDALENE
ANTOINE
De rien ?
CLARA
J'avais mangé avant, dans la cuisine.
ANTOINE
Hum ! Quand on n'a pas d'appétit, c'est
qu'on n'a pas la conscience tranquille.
Enfinj tout finira par s'expliquer vite et
bien, espérons-le, car je n'aime pas ta figure
blafarde. Tu as l'air d'une mater dolorosa.
Quand on est jeune, il faut avtrir de riantes
couleurs. Un seul ici aurait le droit d'arbo-
rer une figure de l'autre monde, et celui-là
ne le fait pas. Ah ! je giflerais avec plaisir
ceux qui crient lorsqu'ils se sont coupé le
doigt. Le droit de se plaindre et de gémir,
personne ne Fa plus, car il y a ici un homme
qui... c'est écœurant de se vanter et pour-
tant..., qu'est-ce que j'ai fait quand notre
voisin voulait clouer le cercueil de ta mère ?
ACTE II, scènf: I
77
CLARA
Vous lui avez arraché le marteau des
mains et vous avez cloué vous-même en
disant : « Pour ça, je n'ai pas mon pareil ».
Le chantre, qui, avec les enfants de chœur,
venait de chanter devant la maison le chant
mortuaire, pensait que vous étiez devenu
fou.
ANTOINE
Moi fou ! {il rit) fou ! Vois-tu, les meil-
leures tètes sont celles qui savent... [il fait
le geste de se trancher le cou) s'étêter à
temps.
CLARA
Oui, père, c'est hien vrai... {à part) dis-
paraître..,!
ANTOINE
Qu'en sais-tu ? Crois-tu, parce que ton
scrihe a pris la clé des champs, que tu aies
le droit de maudire la vie comme moi ? Un
78 MARIA-MAGDALENE
autre te mènera promener à sa place le
dimanche ; un autre te dira que tu as de
belles joues roses et de beaux yeux bleus,
un autre t'épousera si tu le mérites. Mais
quand tu auras porté pendant trente ans,
avec honneur, le poids de la vie, acceptant,
sans jamais murmurer, les douleurs, les
épreuves, la mort de ceux qui te sont le
plus chers, et qu'alors ton fils viendra te
couvrir de honte, au lieu d'adoucir ta vieil-
lesse, quand tu auras envie de crier à la
terre : « dévore-moi, si je ne te dégoûte pas,
car je suis encore plus sale que toi », alors
seulement tu pourras crier toutes les malé-
dictions que je contiens en moi, tu auras le
droit de crier ta douleur... et ce sera le seul
avantage que tu auras sur moi, car toi, tu es
une femme et les femmes on leur passe de
manquer de courage... et de pleurer.
CLARA
Oh ! Garl ! Cari !
ACTE II, SCÈNE I 79
ANTOINE
Cari ! quand il reviendra, celui-là, j'agi-
rai... à m'en étonner moi-même. Je le vois
déjà revenir, à la tombée de la nuit, la tête
rasée, car on ne leur permet pas de se fri-
ser à la Maison Centrale ; il entre dans la
chambre en balbutiant : « bonsoir », et sa
main reste crispée sur la poignée de la
porte, {d'un ton farouche) Alors, j'agirai,
je te jure. Ils auront beau le garder dix
ans, il me retrouvera là : je le sais, je le
veux. La faucheuse ne me fauchera pas,
je te garantis ; la faux se brise contre les
pierres.
CLARA
Père, vous devriez aller vous reposer un
, peu.
ANTOINE
Non, non pour avoir encore ces rêves
atroces, non merci. Je ne sais quel prophète
80 MAUIA-MAODALENE
sinistre s'est emparé de mon sommeil ; il
me montre des choses terribles, sanglantes.
Plus rien maintenant ne me semble impos-
sible. Oh ! l'avenir m^épouvante ; il m'appa-
raît comme la goutte d'eau qu'on montrait
au microscope, à la foire de Nuremberg ;
de huit jours je n'ai pu toucher à un verre
d'eau. La nuit dernière je voyais ce bon
Cari, un pistolet à la main. Comme je le
regardais attentivement, il pressa sur la
détente ; j'entendis un cri, mais la fumée de
la poudre m'empêchait de rien voir ; quand
le nuage gris se dissipa, je ne vis rien, pas
de crâne fracassé ; seulement mon fils, sur
ces entrefaites, était devenu très riche ; il se
rengorgeait et comptait des pièces d'or en
les glissant d'une main dans l'autre, et il
vous avait une figure ! une figure tranquille,
comme après avoir travaillé toute la jour-
née, quand on s'en va, l'atelier fermé, bien
las, mais content.
ACTE II, SCÈNE I 81
CLARA
Père, tachez de recouvrer votre calme.
ANTOINE
Recouvrer mon calme ! tu veux dire :
recouvrer la santé. Car je suis malade et tu
sais pourquoi. C'est toi le médecin, tu n'as
qu'à me guérir. Si ton frère est" le plus
mauvais des fils, sois, toi, la meilleure des
filles. Le monde me regarde maintenant
comme un misérable qui a fait banque-
route : vieux, usé, je devais lui donner,
pour me remplacer, un brave homme,
mais j'ai trahi l'attente du monde, car mon
fils n'était qu'un coquin. Mais deviens, toi,
une femme comme ta mère ; alors on pourra
dire : « Ce n'est pas la faute des parents, si
leur gars a mal tourné, voyez leur lille,
elle suit la bonne voie, elle. » (Avec un
sang-froid effrayant) : Je te réponds que je
ferai tout ce qui dépendra de moi, pour te
faciliter la tache. Mais à l'instant même où
5.
82 MARTA-MAGDALENE
je remarquerais qu'on te montre du doigt,
[avec un mouvement autour du cou) je ferais
ma barbe, et, alors, je te le jure, d'un seul
coup de rasoir, je raserais tout le bonhomme.
Après tu trouveras toujours une explica-
tion. Tu diras que j'ai fait un faux mouve-
ment, en entendant du bruit au grenier : un
chat qui culbutait une chaise, ou bien que
j'ai eu peur, parce qu'une souris me grim-
pait le long des jambes, enfin que sais-je ?
Ceux qui me connaissent hocheront la tête,
mais qu'est-ce que ça fait ? Rester dans un
monde où j'aurais à essuyer la pitié des
gens — même pas leur mépris — ah ! non.
CLARA
I
Miséricorde ! Que veux-tu que je fasse ?
ANTOINE
Rien, rien du tout, ma chère enfant ; je
suis trop dur pour toi, je le sens bien. Tu
n'as rien à faire. Reste seulement ce que tu
ACTE II, SCÈNE I 83
es, et tout sera bien. Ah ! vois-tu, j'ai souf-
fert de si grandes injustices, que j'ai besoin,
il me semble, d'être injuste, pour ne pas
succomber à la douleur. Encore tout à
l'heure j'étais dans la rue quand le Grêlé
vint à passer, le braconnier, ce voleur, que
j'ai fait mettre une fois sous clé, il y a cinq
ou six ans, parce que je l'avais surpris chez
moi, la main dans le sac, pour la troisième
fois. Jusqu'à présent le gredin n'osait pas
me regarder, et tout à l'heure il est venu à
moi, avec un air insolent et m'a tendu la
main. Je voulais d'abord le gifler, mais... je
ne lui ai même pas craché mon dégoût à la
face, car voilà huit jours qiie nous sommes. . .
; compères et compagnons, et il est tout
naturel qu'on se salue. Le pasteur — un
homme de cœur — qui est venu me voir
hier, pensait, il est vrai, que chaque homme
n'était responsable que de ses propres actes,
et que c'était de ma part de l'orgueil peu
chrétien de vouloir endosser la responsabi-
84 MAIUA-MAGDALENE
lité pour mon lils ; ù ce compte-là Adam
pourrait tout aussi bien que moi se montrer
affecté de ce malheur. — Certes, je crois
bien que la paix du premier père n'est plus
troublée, là-haut, au paradis, quand un de
ses arrière-neveux commet un rapt ou un
meurtre. Il aurait trop à faire. Mais ne s'ar-
rachait-il pas les cheveux en apprenant le
meurtre de Caïn ? Non, non, c'en est trop !
Parfois il me semble que je deviens fou ;
car je peux supporter tout, tout endurer, je
l'ai prouvé, sauf la honte.
CLARA
Père, mais Cari n'a toujours pas avoué et
ils n'ont rien trouvé sur lui, pas plus qu'ici.
ANTOINE
Eh ! bien, j'ai fait tout à l'heure le tour de
la ville et je me suis informé de ses dettes
dans les cabarets. Tout réuni, il en a pour
plus de trois mois de salaire. Maintenant je
ACTE II, SCÈNE I 85
sais pourquoi il travaillait tous les soirs deux
heures de plus que moi, pourquoi il se
levait avant moi. Mais il a fini par voir
que c'était peine perdue, ou bien que c'était
trop pénible, qu'il lui faudrait trop de temps
pour se libérer, alors, quand l'occasion s'est
présentée, il l'a saisie.
CLARA
Vous croyez toujours les pires choses de
Cari et vous avez toujours été ainsi pour
lui. Vous rappelez-vous encore comme...
ANTOINE
Tu parles comme ta mère parlerait ; aussi
je te répondrai comme je lui répondrais :
en ne disant rien.
CLARA
Et si les bijoux se retrouvaient, si Cari
était acquitté ?
86 • MARIA-MAGDALENE
ANTOINE
Alors je prendrai un avocat, et quand
même je devrais y vendre jusqu'à ma der-
nière chemise, je ferai un procès pour savoir
si le bourgmestre avait le droit de jeter
en prison le fils d'un honnête homme. S'il
en a le droit, je n'aurai plus qu'à m'incliner,
car il faudra bien que j'endure ce qui peut
arriver à tout le monde, quand bien même
j'en souffrirais plus que personne. Je pen-
serai que si Dieu me frappe, je n'ai qu'à
joindre les mains et à dire : « Sei^^meur, tu
sais, toi, pourquoi l'injustice arrive ». Mais
s'il n'en avait pas le droit, si l'homme qui
porte au cou la chaîne d'or du bourgmestre
s'était trop hâté, uniquement parce que le
négociant de chez qui ont disparu les bijoux
est son beau-frère ; eh bien ! il s'agirait
alors de savoir si le code a un trou, et si le
roi laissera ce trou sans le boucher, lui qui
doit payer avec de la justice la fidélité et
l'obéissance de ses sujets. — Ah ! paroles en
ACTE II, SCÈNE II 87
l'air que tout ça ! Ton frère sortira innocent
de ce procès, oui, comme ta mère sortira
vivante de sa tombe. — Mais que cela ne te
fasse pas oublier ce que tu m'as promis,
toi. Tiens ta parole, pour que je n'aie pas
besoin de tenir la mienne. {Il va pour sor-
tir, puis recient sur ses pas) : Ce soir, je
rentrerai tard; je vais dans la montagne,
chez le vieux marchand de bois.. C'est le
seul homme qui me regardera encore en
liice : il ne sait rien de ma honte. Et puis,
il est si sourd. Quand on veut lui raconter
quelque chose, il faut se casser la voix, et
encore, il entend tout de travers (// sort).
SCENE II
CLARA, {seule devant la gravure dti Christ)
Mon Dieu, ô mon Dieu, aie pitié de moi.
Prends-moi. Aie pitié de mon vieux père.
Prends-moi, si ma mort doit le guérir. Le
MARIA-MAGDALENÊ
soleil couvre la rue d'un voile d'or si bril-
lant que les enfants voudraient le saisir dans
leurs mains ; les oiseaux sillonnent le ciel ;
les brins d'herbe semblent pousser avec
plus de joie, dans l'air pur. — Tout vit,
tout veut vivre ; combien de malades
tremblent devant toi, ô mort : dans la nuit
angoissée, quand ils ne pouvaient plus sup-
porter leurs souffrances, ils t'appelaient. Et
maintenant, dans l'éclat du jour, ils trou-
vent leur lit de douleur bien doux. 0 Mort,
aie pitié de ceux qui se font tout petits
devant toi, accorde-leur un délai, jusqu'à
ce que la nature splendide redevienne grise,
désolée. Prends-moi à leur place. Je ne
reculerai pas, tu verras comme je saisirai
ta main glacée. Jamais personne ne t'aura
suivie avec tant de joie.
I
ACTE II. SCÈNE III 89
SCÈNE III
(CLARA, LE NÉGOCIANT WOLFRAM)
WOLFRAM {entre)
Bonjour, mademoiselle Clara, A^otre père
n'est pas là?
CLARA
Il vient de sortir.
WOLFRAM
Je venais pour... mes bijoux... Ils sont
retrouvés.
CLARA
Ah ! si mon père était là ! Tiens, il a
oublié ses lunettes, là, sur la table. Si seu-
lement il s'en apercevait et revenait les
chercher... Mais comment ?... Où les a-t-on
retrouvés ? Chez qui ?
90 MARIA-MAGDALENE
WOLFRAM
Ma femme... Voyons, dites-moi la vérité,
mademoiselle Clara. N'avez-vous jamais
entendu raconter sur elle des histoires...
bizarres ?
CLARA
Oui.
WOLFRAM
Qu'elle était... {il montre son front) n'est-
ce pas ?
CLARA
Oui, en effet, on disait qu'elle n'était pas
tout à fait... comme tout le monde.
WOLFRAM
Mon Dieu, mon Dieu ! tout a donc été
inutile ! Jamais je n'ai renvoyé de domesti-
ques ; j'ai fermé les yeux sur leurs négli-
gences ; je leur ai doublé leurs gages pour
acheter leur silence et malgré tout. . . Oh !
ACTE ir, SCÈNE III 91
les ingrates et menteuses créatures ! Ah !
mes pauvres enfants. C'était seulement à
cause d'eux que je cherchais a dissimuler
mon malheur.
CLARA
Pourquoi insulter vos domestiques ? Ce
n'est pas eux qui sont coupables. Vous rap-
pelez-vous le jour où la maison de votre
voisin a brûlé ? Votre femme riait, de sa
fenêtre, en contemplant l'aiïreux spectacle ;
elle applaudissait, gonflait les joues et souf-
flait dans la direction de l'incendie, comme
pour l'attiser davantage. Depuis ce jour-là,
il n'y avait plus à s'y tromper : votre femme
était, ou un monstre, ou une folle. Et des
centaines de gens l'ont vue ce jour-là.
WOLFRAM
C'est vrai. Eh bien ! puisque toute la
ville sait mon malheur, ce serait insensé
d'exiger de vous la promesse de taire ce
92 MARIA-MAGDALENE
que je vais vous dire... Eh bien! oui, le
vol pour lequel on a mis votre frère en pri-
son, c'est... la folie qui Ta commis.
CLARA
(Comment ? Votre femme. . .
WOLFRAM
Je savais bien que ma femme, autrefois
l'âme la plus délicate, la plus compatis-
sante, était devenue méchante, cruelle.
Elle rit, elle pousse des cris de joie, quand
un malheur, un accident arrive devant elle,
quand la bonne casse un verre ou se coupe
le doigt, mais, que dans notre maison elle
détournât des objets, cachât de l'argent,
déchirât des papiers ; hélas ! tout cela je l'ai
appris trop tard, cet après-midi seulement.
Fatigué, je m'étais jeté sur mon lit ; j'étais
en train de m'endormir. Je remarquai alors
qu'elle s'approchait de moi tout doucement,
me regardant de tout près, pour voir si je
dormais déjà. Je fermai les yeux ; alors
ACTE II, SCÈNE III 93
elle prit mes clés dans mon gilet accroché à
la chaise, ouvrit le secrétaire, y saisit un
rouleau d'or, referma le meuhle et remit la
clé en place. J'étais bouleversé, mais pour
ne pas interrompre sa triste besogne, je
maîtrisai mon émotion ; ma femme sortit
de ma chambre ; alors je me glisse derrière
elle, à pas de loup. Elle monte au grenier,
jette le rouleau d'or dans une vieille malle,
qui vient de mon grand-père et qui est tou-
jours vide. Puis elle regarde de tous les
côtés d'un air inquiet, et se hâte de redes-
cendre sans m'avoir aperçu. Je fouillai alors
la malle, et j'y trouvai les jouets de ma
lille, la plus jeune, des pantoufles de la
bonne, un livre de commerce, des lettres, et
aussi, hélas ! ou plutôt, tant mieux, tout
au fond de la malle, les bijoux disparus.
CLARA
Pauvre mère ! Oh ! vraiment, c'est trop
alfreux !
94 maria-Magdalènè
WOLFRAM
Dieu sait avec quelle joie je donnerais la
parure, pour que ce qui est arrivé ne soit
pas arrivé. Mais ce n'est pas moi qui suis
coupable de cette épouvantable erreur. Mal-
gré toute Festime que j'ai pour votre père,
il était tout naturel que mes soupçons se
portent sur votre frère : il avait verni le
secrétaire et on constatait, après son départ,
que les bijoux avaient disparu. Je m'en
aperçus presque aussitôt, car j'avais juste-
ment des papiers à prendre dans le tiroir ;
pourtant je n'avais pas du tout Fintention
de faire prendre aussitôt contre lui des
mesures aussi sévères. Je n'avais parlé que
confidentiellement de l'affaire à Adam,
l'huissier du tribunal. Je le priais seulement
de faire en secret des recherches. Mais
Adam ne voulait entendre parler, à aucun
prix, de ménagements ; il me dit que c'était
son devoir de dénoncer immédiatement
l'affaire à la justice, attendu que votre
ACTE IIj SCÈNE lit 9H
frère était un buveur, criblé de dettes. Et,
malheureusement, Adam fait tout ce qu'il
veut du bourgmestre. Je ne sais pourquoi,
cet homme semble avoir une haine féroce
pour votre père. Bref, impossible de le cal-
mer, il se bouchait les oreilles et il se sauva
en criant : « Vous m'auriez fait cadeau des
bijoux que je ne serais pas aussi content
que je suis ».
CLARA
Ah ! je sais pourquoi il était content.
L'huissier, une fois, avait mis son verre à
côté de celui de mon père et avait fait mine
de trinquer avec lui. Alors, mon père, reti-
rant brusquement son verre, lui a dit avec
mépris : « Autrefois les gens à tunique
rouge à parements bleus étaient forcés de
boire dans des verres dont le pied était en
bois. On ne les laissait pas entrer dans les
auberges, ils buvaient dehors, ou, quand le
temps était mauvais, sous la porte cochère,
96 MARIA-MAGDALENE
et ils devaient tenir modestement leur cha-
peau à la main, lorsque l'aubergiste leur
versait à boire. S'il leur prenait fantaisie de
trinquer avec quelqu'un, ils n'avaient qu'à
attendre le bourreau, leur compère ». Hélas !
ma pauvre mère vivrait encore si mon père
n'avait pas dit cela à Adam.
WOLFRAM
Oui, on ne devrait jamais provoquer per-
sonne, les méchants moins encore que les
autres. Où est votre père ?
CLARA
Dans la montagne, chez le marchand de
bois.
WOLFRAM
Je vais aller le chercher à cheval. J'ai
déjà été chez le bourgmestre, mais par mal-
heur il n'était pas chez lui ; si je l'avais
rencontré, votre frère serait déjà là, mais
.Fritz, le clerc de notaire, a déjà dépêché un
ACTE II, sci:ne V
97
exprès, et avant ce soir, votre frère sera
ici (// s'en va).
SCENE IV
CLARA {seule)
Maintenant, je devrais me réjouir. Mais
non, désormais, je suis seule coupable. Oh!
trouver un moyen de réparer tout le mal !
SCÈNE V
(FRITZ, CLARA)
(FRITZ [entre. Elégant, d'allure assec distinguée. Mous-
tache longue et fine. Cheveux blonds, bouclés, un
peu longs).
Bonjour.
CLARA {près de se trouver mal, s'appuie sur une chaise)
Lui ! Oh ! Pourquoi est-il revenu ?
9^ KiARIA-MAaDALBNË
FRITZ
Votre père n'est pas là ?
CLARA
Non.
FRITZ
J'apporte une bonne nouvelle. Votre
frère... et puis non, Clara, je ne peux pas
parler avec toi sur ce ton solennel : il me
semble que les tables, les armoires, toutes
ces vieilles connaissances me reconnaissent.
Tiens, cette vieille armoire, j'ai envie de lui
dire bonjour. (// salue P armoire de la tête)
Bonjour toi! Comment ça va-t-il? Tu n'as
pas ch.augé, Il x^Q semble que ces vieilles
choses chuchotent et se moqueraient de
moi, si j'étais assez fou pour ne pas te parler
comme jadis. . . (7/ montre une marque sur la
porte) Tiens, voilà comme tu étais grande
à onze ans. Eh bien, maintenant montre-moi
que tu es assez grande pour atteindre, toute
ACTE II, SCÈNE V §9
selilé, le sucre sur l'armoire. C'était là, on
le savait, la place inaccessible, à l'abri de
notre gourmandise. Que cela nous mettait
en rage de le voir si haut ! Et pour nous
consoler, nous aplatissions les mouches qui
Aolaient librement partout et jkmin aient, les
vilaines, se régaler de ce que nous ne pou-
vions toucher.
CLARA.
J'aurais cru que lorsqu'on étudiait dans
tant de livres, on oubliait tout cela.
FRITZ
Sans doute on oublie ! Qu'est-ce que Jus-
tinien et Gaïus ne feraient pas oubHer? Ah!
les enfants qui résistent opiniâtrement à
l'A. 13. C. savent bien ce qu'ils font. Ils se
doutent des tortures qui les attendent ; ils
se méfient de la pauvre science humaine
qu'ils seront forcés d'apprendre pénible-
ment, et du Corpus Juris si volumineux et
100 MARIA-MAGDALENE
si désolé. En dit-on des bêtises, quand on a
quelque chose au fond du cœur et qu'on ne
sait comment l'en faire sortir?
CLARA {n'écoute pas et regarde par la fenêtre)
Aujourd'hui, tout est gai et joyeux, parce
qu'il fait beau, si beau !
FRITZ
Oui, par un temps pareil les chauves-sou-
ris tombent de leur nid, sentant qu'elles sont
l'ouvrage du diable ; les taupes se cachent
au fond de la terre. Aujourd'hui, chaque épi
de blé pousse à vue d'œil, les pavots, sous
le ciel plus bleu, voudraient être plus rou-
ges. L'homme seul doit-il rester en arrière
de la nature ? Comment, en un tel jour,
remercier de la vie autrement qu'en vivant,
en transfigurant dans ses yeux la magnifi-
cence du monde ?
ACTE II, SCÈNE V
101
CLARA
Ah ! tout ce que tu dis-là est si vrai, si
vrai... à en pleurer.
FRITZ
Je ne te reproche pas de ne pas t' asso-
cier à la fête splendide de la nature, Clara,
je comprends hien que depuis huit jours tu
ne puisses plus respirer aussi librement que
d'habitude : je connais ton père. Mais Dieu
merci, je peux te délivrer de toute crainte,
et c'est pour ça que je suis ici. Tu verras
ton frère avant ce soir, et ce n'est pas lui,
ce sont ceux qui l'ont fait mettre en prison
qu'on montrera au doigt. Cette nouvelle
vaut bien un baiser, oh ! comme de frère à
sœur, puisqu'il n'en peut être autrement...
CLARA
11 me semble que tout d'un coup j'ai
vieilli de mille ans. Quel calme effrayant!
je ne peux plus ni reculer ni avancer. Ah I
6.
iOÛ MARtA-MAQtJALENÈ
comme je le déteste ce soleil immuable et
toutfe cette gaieté qu'il répand autour de
moi !
FRITZ
Tune m'as toujours pas répondu. (Test
vfai^ j'oubliais ^Uë tli étais fiancée:. Ah !
Clara, pourquoi m'iiYOir fait cette jhiiic ^ Et
pourtant... ai-jë le droit de ihc pliiiiidrt' ?
Tu es bonne et douce entre toutes, et la
bonté, la douceur, partout où je les rencon-
trais, auraient dû toujours me faire souve-
nir de toi, et pourtant, pendant des années,
tu as été pour moi tomme si tu n'existais
p£ls. Et pendant ce tetnps-là, tuas choisi...
àh ! si seulement c'était un homme à vous
fait-e baisëer les yeliXj mais ce Léonard...
GL\.RA.{rinterro/tipt soudain quand elle entend ce nom)
Il faut (JUë j'aille le trouver : je ne suis
pliis la SOBUi" d'un f blëùr. Mon Dieu, qu'est-
ce (Jue je tëUl de pliis ? Lêoriard voudra. . . il
Acte ii, scfcNE V \0i
faudra bien qu'il veuille. A moins qu'il ne
soit un misérable, tout sera comme par le
passé (avec épouvante), comme par le passé !
(à Fritz) Il ne faut pas m'en vouloir, Fritz.
Je ne sais pourquoi tout d'un coup les jam-
bes me manquent.
FRITZ
Tu veux...
CLARA
Oui, je veux aller trouver Léonard^ où
pourrais-je aller sans cela? Je n'ai plus en
èë monde (Jti'uti chemin à suivre.
FRÎTZ
Alors tu l'aimes ? Eh bien...
CLARA [d'un ton sauvage)
Je l'aime ? — Lui ou là moH. Qtii pbUt*-
Mt s'étohiler que je le choisisse, lui? Ah!
si Je île pensais qu'à moi, je lië le ferais pas.
104 MARIA-MAGDALENE
FRITZ
Lui ou la mort. Mais, Clara, il n'y a que
le désespoir qui parle ainsi, ou bien
l'amour...
CLARA
Ne prononce plus ce mot, tu me rends
folle! — Toi, c'est toi que j'aime. Tiens, je
te le dis, je te le crie en pleine figure^ comme
si j'étais déjà de l'autre côté de la tombe,
où l'on ne rougit plus.
FRITZ
Moi, c'est moi que tu aimes encore. Ab î
Clara, je l'avais pressenti, lorsque je t'ai
revue le jour de la fête.
CLARA
Tu l'avais deviné ? Lui aussi l'avait
deviné, l'autre ! {Uiine voix sourde, comme
si elle était seule) Il vint me trouver. « Lui
ou moi, » cria-t-il. Et moi, dans ma fai-
i
ACTE II, SCÈNE V 105
blesse, pour me prouver à moi-même que
je ne t'aimais pas, j'ai fait alors ce qui
maintenant me... {Elle éclate en sanglots)
Mon Dieu, Dieu du ciel, si j'étais à ta place
ot toi à la mienne, j'aurais pitié...
FRITZ
Clara, sois ma femme ! Je suis venu ici
pour te regarder une fois encore avec les
yeux d'autrefois. Si tu n'avais pas compris
mon regard, je me serais éloigné, sans dire
un seul mot. Maintenant je t'offre tout ce
que je suis, tout ce que j'ai. C'est bien peu,
mais ça peut s'accroître. Je serais venu ici
depuis longtemps, mais ta mère était
malade... et puis elle est morte.
CLARA {rit d'un vire nerveux)
FRITZ '
Voyons, du courage, Clara, (^.et homme
\ a ta parole, tu es fiancée et c'est ça qui
106 MARtA-MAGDALENE
t'iiiqùiète; C'est vrai que c'est très regfet-
tfitblei Commeilt as-tu pu... ?
CLARA
Quoi, tu me demandes comment j'ai pu
perdre la tête, quand tout semblait se con-
jurer contre moi. Quand tu as quitté la
ville pour aller étudier à l'Université et que
tu ne m'as plus donné signe de vie, de tous
côtés les railleries se sont abattues sur moi :
« Elle pense toujours à lui. — Elle a pris tous
ces enfantillages au sérieux. — Est-ce qu'il lui
écrit ? » Et ma mère qui me disait : « Reste
donc avec les gens de ta condition. L'orgueil
ne mène jamais à rien de bon. Du reste,
Léonard est un brave garçon : tout le monde
s'étonne que tu fasses fi de lui ». Et moi,
dans ma faiblesse, je me disais aussi : il m'a
oubliée; eh! bien, montre-lui, toi aussi,
que tu... ah ! mon*Dieu !
FRrrz
C'ë^t ffldi, je lé seËs, qui suis céluse do
ACTE II, SCÈNE V 107
tout. Eh bien ! si l'aflFaire est difficile, elle
n'est pourtant pas désespérée : je jne pharge
de te faire rendre ta parole. Peut-être...
CLARA
Ma parole, ah !... tiefts. {elle lui If^Uff (0
Icltrc de Léonard).
FRITZ {lisant à demi voix]
« Moi... caissier municipal... ton frère,
un voleur... je regrette beaucoup, mais
vraiment il m'est impossible par égard pour
mes fonctions... » {à Clara) Il t'a écrit cela
le jour où ta mère est tombée... pour ne
pjus se relever, c,^r U te témoigne ^fi ^^ême
temps sa sympathie à l'occasion (}ii gr^i)4
malheur qui vous frappe.
CLARA
Oh î oui, c'est vrai.
PRITZ
Ah ! le misérable. Vraim/er^t ces homfties-
108 MARIA-MAGDALENE
là sont de vraies bêtes malfaisantes, on ne
s'en aperçoit, hélas, que lorsqu'ils griffent
et tuent, {à Clara) Mais, c'est très bien
ainsi, c'est parfait, {il veut l'embrasser)
Viens, embrasse-moi; que ce baiser nous
unisse pour toujours.
CLARA (s'appuie sur son épaule)
Non, non, pas pour toujours ; pour un
instant seulement... Je ne peux plus me
tenir.
FRITZ
Voyons, tu ne l'aimes pas et il t'a rendu
ta parole.
CLARA [se redresse et d'une voix sourde)
Et pourtant il faut que j'aille le trouver,
que je me jette à ses pieds et que je lui dise:
« Aie pitié de mon père, qui est vieux,
prends-moi, épouse-moi.
ACTE II, SCÈNE V 109
FRITZ
Oh ! malheureuse, est-ce que je te com-
prends bien ?
CLARA
Oui!
FRITZ {presque en aparté)
Aucun homme ne peut passer là-dessus.
Etre forcé de baisser les yeux devant ce
drôle à qui Ton voudrait cracher en plein
visage? [Il serre Clara avec violence contre
sa poitrine) Pauvre petite ! Pauvre petite !
CLARA
Va-t'en maintenant. Va.
FRITZ
Il n'y aurait qu'un moyen : faire disparaî-
tre le misérable qui sait tout : une balle
dans la poitrine. Si seulement ce n'était pas
un lâche, s'il acceptait de se battre, si on
HO MARIA-MAGDALENE
pouvait l'y forcer ; je t'assure que je ne le
manquerais pas.
CLARA
Je t'en supplie...
FRITZ (en s'en allant)
Quand il fera sombre, {il revient et prend
la main de Clara) Clara, je voudrais...
D'autres femmes, avisées, plus rusées que
toi, n'auraient rien dit et plus tard, dans
une heure d'oubli et d'ivresse, elles auraient
glissé doucement le secret dans l'oreille de
leur mari. Clara, je sens tout ce que je te
dois (// sort).
SCENE VI
CLARA {seule)
J'ai eu presque un moment d'espoir; je
m'en aperçois maintenant, hélas ! (Souriant
ACTE II, SCENE V
iii
tristement) Il a dit : « Aucun homme ne
peut passer là-dessus ». C'est juste. S'il
avait passé là-dessus, moi je n'aurais pas
pu lui tendre la main... Oh! si je pou-
vais ouhlier, oublier tout, une seconde;
j'étouffe... respirer... seulement... un ins-
tant... Allons ! Oui, père, je m'en vais, je
m'en vais. Je ne veux pas te pousser au
suicide. Je serai bientôt la femme de cet
homme, ou bien... Oh ! non, mon Dieu ; je
ne te demande pas le bonheur ; je ne men-
die que la misère, je ne mendie que ma
douleur, la plus profonde. Ne me la refuse
pas ! Il faut partir. Où est la lettre ? {elle la
}rend). En allant chez Léonard, on passe à
>té de trois puits. Il ne faut pas s'arrêter...
\e n'ai pas encore le droit de... m'arrêter...
Jprès... du... puits! {Elle sort).
FIN DE L'ACTE II
ACTE III
Le bureau de Léonard. — Grande pièce offi-
cielle, nue, murs gris, des casiers verts occu-
pent un côté de la pièce. Sur l'autre, portraits
â^un roi et d^une reine en costume 1830. Lun
des cadres est de travers. — Léonard^ au lever
du rideau, est assis sur le devant de la scène
à droite, près d^un bureau à casiers (bois blanc
peint en, îioirj. — Au fond de la pièce un vieil
employé est assis à une table plus petite. —
Léonard écrit.
SCENE I
(LÉONARD, LE SCRIBE)
LÉONARD
Nous disions donc que ça fait la sixième
feuille depuis le déjeuner. (// s^ élire) Ah !
comme l'homme se sent à son aise, quand
il remplit son devoir. Qu'il entre maintenant
n'importe qui, et quand même ce serait le
roi, je me lèverais, certes, mais je ne me
sentirais pas le moins du monde embar-
rassé.
LE s;CRiBE {a fini sa journée, il se lève, et tout en
mettant son manteau)
Et le vieux menuisier, monsieur le cais-
sier ?
LÉONARD (d'un air détaché)
Quel menuisier ?
114 MARIA-MAGDALENE
LE SCRIBE
Maître Antoine. On dit que...
LÉONARD
Vous (lirez à on qu'il est un imbécile.
Allez, allez, le vieil Antoine n'est pas bien
terrible.
LE SCRIBE
Ce que j'en dis, monsieur le caissier...
Bonsoir, monsieur le caissier.
LÉONARD {d'Un air protecteur)
l^onsoir, bonsoir (le scribe sort). Cette
pauvre Clara, elle me fait tout de même de
la peine. Je ne peux penser à elle sans
inquiétude. Ah ! comme je voudrais que
cette unique soirée passée avec elle n'eût
pas eu lieu. C'était la jalousie, bien plus
que l'amour qui me rendait furieux. Et elle,
sûrement, elle ne s'est résignée à ma volonté
que pour me prouver l'inanité de mes repro-
ACTE IH, SCÈNE II 115
ches. Elle était froide envers moi, comme
la mort. Des jours difficiles l'attendent, c'est
vrai ; mais moi aussi je vais avoir encoriB
bien des eilnuis. A chacun de porter sa
croix! Mais il s'ao:it, avant tout, d'emjaaiLa—^^ ^''^^
cher solidement raffaice avec la petite bos- ,^^ss
sue, pour qu'elle ne puisse plus m'échapper, "^^ ^ *^<^
si l'orage éclate. Comme ça j'aurai le bourg-
mestre de mon côté, et plus besoin d'avoir
peur.
SCENE II
(CLARA, LEONARD)
CLARA {entrant)
Bonjour, Léonard.
LÉONARD
Clara? (« part) Voilà une surprise à
laquelle je ne m'attendais plus, {à haute
voix) Tu n'as donc pas reçu ma lettre ? —
116 MARIA-MAGDALENK
Mais tu viens peut-être payer les impôts à
la place de ton père. Combien est-ce donc
déjà? Du reste je devrais savoir çà par
cœur, (il feuillette un registre) F f-a, f-b, f-e.
Voilà, Felsenhart, Antoine.
CLARA
Je suis venue pour te rendre ta lettre. La
voilà. Relis-la encore une fois.
LÉONARD {lit la lettre avec un grand sérieux, comme
si elle était pour lui quelque chose de tout à fait
nouveau)
Eh ! bien, cette lettre est tout à fait rai-
sonnable. Comment un homme, à qui sont
confiés les fonds publics, pourrait-il s'allier
à une famille dont ton frère fait partie.
CLARA
Léonard !
LÉONARD
Mais peut-être que la ville entière se
ACTE III, SCÈNE II H7
trompe, n'est-ce pas? Ton frère n'est pas en
prison ; il n'a jamais été en prison. Et toi,
tu n'es pas la sœur d'un. . . de ton frère ?
Cr.ARA
Je suis la fille de mon père. Ce n'est pas
comme sœur d'un homme arrêté injuste-
ment que je viens ici. Car mon frère était
innocent et il est déjà en liberté. En venant
ici je ne suis pas la jeune fille qui tremble
devant une honte imméritée car {à demi-
voix) c'est de toi surtout que j'ai peur. Ne
vois ici que la fille de celui qui m'a donné
la vie, et qui est un vieillard maintenant.
LKOxVARD
Et tu veux ?
CLARA
Comment, tu peux me demander ce que
je veux ? Oh ! comme je voudrais pouvoir
m'en aller maintenant, mais mon père se
7.
lis MARIA MAOn ALENE
coupera la gorge, sije...Oli! épouse-moi,
il le faut.
LÉONARD
Il le faut ; il faut que je t'épouse. Et pour-
quoi faut-il ? Tu veux commettre une folie
pour empêcher ton père d'en faire une.
Fftut-il qu'à mon toiir je commette une folie
encore plus insensée, pour t'empêchef, toi,
d'en faire une autre ? Je n'en vois vraiment
pas la nécessité.
CLARA
Il l'a juré... épouse-moi.
LÉONARD
Juré, juré, tout ça, vois-tu, ça se dit
mais ça ne se fait pas. Va, ne t'inquiète
point.
CLARA
Mon père l'a juré... oh! épouse-moi;
ACTE III, SCÈNE II 119
après, tue-moi ; je te serai encore plus
reconnaissante de ce second bienfait.
LÉONARD
M'aimes-tu ? Est-ce ton cœur qui t'a pousr
sée à venir ici! Suis-je l'homme sans lequel,
désormais, tu ne saurais vivre ni mourir?
CLARA
Réponds toi-même à tes questions.
LÉONARD
Peux-tu me jurer que tu m'aimes, que tu
m'aimes comme une jeune fille doit aimer
l'homme avec qui elle veut s'unir pour tou*
jours ?
CLARA
Non, je ne peux pas te le jurer. Mais ce
que je peux te jurer, c'est que jamais tu
n'apprendras si je t'aime ou si je ne t'aime
1 20 M A lU A - M AG D A L EN E
pas. Je serai ta servante, je travaillerai
pour toi ; je ne veux pas que tu me donnes
à manger ; je gagnerai moi-même mon pain ;
. pendant la nuit je coudrai et filerai pour les
autres. Si je ne trouve pas d'ouvrage, eh
bien, j'aurai faim, voilà tout ; je ne me
plaindrai pas ; je n'irai pas trouver mon
père. Quand ton chien n'accourra pas assez
vite à ton appel, ou quand tu t'en seras
débarrassé et ne l'auras plus pour passer
sur lui ta colère, tu pourras me frapper à sa
place, je ne pousserai pas le moindre cri.
Les voisins pourraient deviner ce qui se
passe, mais je saurai si bien mentir ! Epouse-
moi, et si tu trouves que ça dure trop, je
ne vivrai pas longtemps. Achète du poi-
son chez le pharmacien ; pose-le quelque
part comme si c'était pour les rats et je le
prendrai, je t'assure, sans que tu aies
même besoin de me faire signe. Avant de
mourir, je dirai aux voisins que j'avais cru
que c'était du sucre en poudre.
ACTE III, SCÈNE II 121
LÉONARD
Tu ne t'étonneras pas qu'un homme de
qui tu attends toutes ces belles choses, te
dise non ?
CLARA
Allons, si je pars avant que Dieu m'ait
appelée, j'espère pourtant qu'il ne sera pas
trop sévère. Ah ! s'il ne s'agissait que de
moi, je prendrais mon mal en patience. Ce
serait mon châtiment pour... je ne sais pas
quoi... Si dans ma misère le monde me
foulait aux pieds au lieu de m'assister, ça
ne m'empêcherait pas d'aimer mon enfant,
même s'il te ressemblait. Et je pleurerais
tant devant le pauvre petit innocent, que
plus tard, quand il serait grand et raison-
nable, il ne mépriserait sûrement pas sa
mère, ne la maudirait pas. Mais il ne s'agit
pas de moi seulement, et au jour du juge-
gement, il est plus facile de répondre à la
122 MAaiA-MAGDALENE
question : « pourquoi t'es-tu tuée ? » qu'à
celle : « pourquoi as-tu réduit ton père à se
tuer ? ))
LÉONARD
A t'entendre on croirait que ça n'est
jamais arrivé qu'à toi. Des milliers de fem-
mes ont passé par là avant toi. Toutes se
sont résignées a lëttr sort ; des milliers de
femmes seront après toi dans le même cas, et
elles se soumettront à leur destin. Et toutes
celles-là avaient aussi des pères, et leurs
pères, en apprenant la nouvelle, ont, au
milieu des plus épouvantables jurons, parlé
d'assommer et de tuer. Et puis, ils se cal-
maieiit ; ils s'asseyaient auprès du berceau
et berçaient le petit, ou ils empêchaient les
mouches de s'approcher de lui.
CLARA
Tu ne comprends pas, toi, qu'un homme
puisse tenir sa parole; oh ! ça ne m'étonne
pas.
ACTE III, SCÈNE III 12^
SCÈNE m
(UN PETIT GARÇON, LÉONARD, CLARA)
UN PETIT GARÇON (entre dans la chambre avec un
bouquet de peur a)
Je VOUS apporte des Heurs mais on m'a
défendu de dire de qui.
LÉONARD
Ail ! les jolies fleurs (// se frappe le
froîit). Ah ! diable, voilà qui est bête !
C'était à moi d'en envoyer. Comment répa-
rer cette boulette ? Je ne m'entends pas à
toutes ces histoires, et la petite qui n'a pas
autre chose à penser, est très pointilleuse
sur ce chapitre (// prend /es fleurs^, ^fais je
ne les garde pas toutes [à Clara). A'est-ce
pas, celles là signifient: repentir et honte ?
Est-ce que tu ne me disais pas ça un jour ?
CLARA [fait signe que oui)
i24 MARIA-MAGDALENE
LÉONARD {au petit garçon)
Dis donc, petit. Regarde bien : ces fleurs-
là sont pour moi ; tu vois, je les mets-là,
sur mon cœur ! Et celles-là, d'un rouge
foncé, qui brûlent comme un feu sinistre,
reporte-les, tu entends ? {Le petit garçon se
dirige vers la porte). Dis donc, petit, quand
mes pommes seront mûres, tu n*as qu'à
venir me trouver.
LE PETIT GARÇON
Oh î bien, il y a encore du temps ! (//
sort) .
SCÈNE IV
LÉONARD, CLARA
LÉONARD
Oui, vois-tu, Clara, tu parlais tout à l'heure
de fidélité aux promesses. Eh ! bien, c'est
précisément parce que je suis un homme de
ACTE III, SCÈNE IV \2Ï)
parole, que je dois te répondre comme je
t'ai répondu. Il y a huit jours, je t'ai rendu
ta liberté ; tu ne peux pas dire le con-
traire : voilà la lettre (// lui passe la lettre
qu'elle prend (F un mouvement machinal).
Tu sais qu'en agissant ainsi j'avais de bonnes
raisons : ton frère... tu dis qu'on vient
de le mettre en liberté, tant mieux. Pen-
dant ces derniers huit jours, j'ai noué de
nouvelles relations ; j'en avais le droit, car
tu n'as pas protesté en temps voulu contre
ma lettre ; j'étais d'accord en cela avec la
loi et avec mes sentiments. Et maintenant
tu reviens quand j'ai déjà donné ma parole
à une autre en échange de la sienne ; (à part)
si seulement c'était vrai ! — Vois-tu, tu me
fais de la peine (il caresse les boucles de che-
veux de Clai^a sur son front et les rejette
en arrière. Elle le laisse faire, comme si
elle ne s en apercevait pas) ; mais enfin tu
conviendras toi-même qu'on ne peut pas
plaisanter avec le bourgmestre.
J26 MARIA-MAGDALENE
CLARA (parlant comme en rêve)
Pas plaisanter... pas plaisanter. ..
LÉONARD
Tu vois, tu deviens raisonnable. Quant à
ton père, tu peux lui dire hardiment que
c'est lui qui est cause de tout. Tu n'as pas
besoin de faire ces yeux-là, ni de secouer la
tête ; c'est comme ça, ma fille ; c'est comme
ça. Tu ii'as qu'à le lui dire, tu verras qu'il
comprendra et qu'il rentrera en lui-même ;
je te le garantis. Si j'étais un homme inté-
ressé, comme il y en a tant, j'aurais pu faire
convenablement la leçon à ton père, et lui
montrer que lorsqu'on gaspille en cadeaux
la dot de sa fille, on ne doit pas s'étonner
qu'elle vous reste pour compte ; on est forcé
parfois de traiter les fous avec cruauté.
CLARA
Mais toi, à la bonne heure, tu ne tiens
pas à l'argent et...
ACTE III, SCfcNE iV 12Î
LÉONARD
Enfin, quoi qu'il arrive, c'est ton père qui
est responsable ; c'est de toute évidence. —
Aimes-tu mieux que j'aille lui parler ? Je
veux bien faire m pour toi au risque de
recevoir quelque mauvais coup. Il aura beau
s'emporter, me dire des grossièretés ; il fau-
dra bien qu'il avale la vérité, et qu'il te
laisse enfin en repos. Tu peux compter là-
dessus. Est-il à la maison en ce moment ?
CLARA (se redresse de toute sa faille]
Merci (elle va pour sortii^).
LÉONARD
Yeux-tii que je t'accompagne chez toi ?
Tu sais, ça ne me fait pas peur.
CLARA
Merci. Tiens, tu me fais l'effet d'un ser-
pent qui m'aurait entourée, serrée dans ses
anneaux, et qui me lâcherait dès qu'il aper-
J28 MARIA-MAGDALENE
çoit une autre proie. Enfin, Dieu aura peut-
être pitié de moi, s'il te regarde, toi, s'il voit
ce que tu as fait de moi. Ah ! pourquoi Dieu
m'a-t-il donné la force d'agir, s'il ne m'en a
pas donné le droit ? — Une chose encore :
mon père ne sait rien, ne soupçonne rien et
pour qu'il n'apprenne jamais rien, je quitte-
rai aujourd'hui le monde. Si je savais que
tu... {Elle marche sur lui avec colère). Mais
c'est fou, tu ne le feras pas ; car le mieux
pour toi, c'est que les gens secouent la tête
et se demandent vainement comment cela a
pu arriver.
LÉONARD
On a vu des cas où... Que faire ? Clara.
CLARA
Il faut que je m'en aille {Regardant Léo-
nard avec un air de mépris). J'en ai assez de
ses phrases à celui-là {Elle veut s'en aller).
ACTE III, SCÈNE IV 129
LÉONARD
Penses-tu que je te croie, quand tu dis ça ?
CLARA
Non.
LÉONARD
Dieu merci, tu ne peux te suicider sans
commettre en même temps un infanticide.
CLARA
Tout, plutôt que de tuer mon père. Je sais
bien qu'un crime n'en expie pas un autre,
mais ce que je vais faire maintenant ne
retombera du moins que sur moi seule.
Mais si je suis cause que mon père se tue,
je le suivrai dans la mort. D'une façon
comme de l'autre, moi je suis toujours
atteinte. Ça me donne du courage et de la
force au milieu de toute mon épouvante.
Toi, tu seras heureux sur la terre {Elle
sort).
130 MARIA-MAGDAT-ENË
SCENE V
LÉONARD (seul)
Il n'y a pas à dire ; il faut que je coure
après elle (// met son chapeau) . Tiens, voilà
quelqu'un. Tant mieux. II n'y a rien de si
assommant que de se chamailler avec ses
propres pensées.
SCÈNE VI
FRITZ, LÉONARD
FRiïZ [entrante
Bonsoir.
LÉONARD
Monsieur Fritz ? A quoi dois-je attribuer
l'honneur... ? (// tend une chaise à Fritz qui
ne s'assied pas).
ACTE III, SCÈNE VI 131
FBITZ
Tu vas le savoir tout de suite.
LÉONARD
Tu ? C'est vrai ; nous avons été camara-
des d'école.
FRITZ
Et nous serons peut-être camarades dans
la mort (// tire deux pistolets de sa poche).
Sais-tu un peu manier ces instruments-là ?
LÉONARD
Je ne comprends pas ce que vous voulez
dire.
FRITZ {armant un pistolet)
Vois-tu, voilà comment on s'y prend. Tu
me vises, comme je te vise maintenant, et
tu appuies sur la gâchette, comme ça.
LÉQNAIID
Qu'est-ce que vous dites-là ?
132 MARIA-MAGDALENE
FRITZ
L'un de nous deux doit mourir. Mourir,
tu m'entends. Et cela immédiatement.
LÉONARD
Mourir ?
FRITZ
Tu sais pourquoi ?
LÉONARD
Ma parole, je n'en sais rien.
FRITZ
Peu importe ! La méinoire te reviendra au
bon moment.
LÉONARD
Mais je n*ai pas la moindre idée...
FRITZ
Réfléchis un peu. Sans quoi je pourrais te
prendre pour un chien enragé qui mord
ACTE 111, SCÈNE VI 133
sans s'en apercevoir ; alors je te tuerais
raide d'un coup de pistolet. Mais je suis
forcé pendant une heure encore, de te con-
sidérer comme un de mes semblables.
LKONARD
Ne parlez-donc pas si haut! Si quelqu'un
nous entendait...
FRIÏZ
Si quelqu'un pouvait nous entendre, il y
a longtemps que tu l'aurais appelé. Eh
bien ?
LÉONARD
S'il s'agit de cette jeune fille, mon Dieu,
je... peux l'épouser. J'étais déjà presque
décidé à le faire, quand elle est venue ici
tout à l'heure.
FRITZ
Oui, elle est venue ici. Et tu es resté
8
134 MARIA-MAGDALENÉ
inflexible, au lieu de te jeter à ses genoux et
de lui demander pardon. Allons, viens !
LEONARD
Je vous supplie de... Vous avez devant
vous un homme qui est prêt à faire tout ce
que vous lui enjoindrez. Dès ce soir, je vais
me fiancer officiellement avec elle.
FRITZ
Ce sera moi qui me fiancerai avec elle,
moi ou personne. Je te réponds que tu ne la
toucheras plus, même du bout de Fongle.
Allons, viens avec moi dans la forêt. Mais
prends bien garde à ce que je te dis : je vais
te prendre par le bras, et si tu pousses le
moindre cri ! {il tire un pistolet) tu peux me
croire ! Du reste, pour ne pas t'induire en
tentation, nous prendrons le chemin derrière
la maison, à travers les jardins.
ACTE III, SCÈNE VI 135
LÉONARD
Un (le ces pistolets est pour moi. Donnez-
le-moi.
FRITZ
Pour que tu le jettes dans un fossé, afin
de me forcer à t'assassiner ou à te laisser
courir, n'est-ce pas ? Patience, attends que
nous soyons arrivés au bon endroit, et je
partagerai honnêtement les armes avec toi.
LÉONARD [en se dirigeant vers la porte, fait tomber
de la table son verre, f/ui se casse sur le carreau)
Est-ce que je ne boirai plus jamais ?
FRITZ
Courage, mon garçon : Dieu et le diable
semblent se disputer toujours Tempire du
monde, qui sait quel est le maître des deux.
(// prend Léonard par le bras et l'entraîne
vivement dehors).
136 MARIA-MAGDALENE
SCENE VII
(Même décor qu'au ifi^ et au 2^ acte.
Le soir tombe).
CARL {entre)
Personne ? Voyons, il s'agirait de voir
clair (// va vers la commode pour allume?'
la lampe). Bien sur que le briquet et la
lampe sont toujours à la même place : ici,
tout est réglé. Le chapeau s'accroche au
3® clou, (il accroche sa casquette au S^ clou)
pas au 4®. A neuf heures et demie, il faut
qu'on ait sommeil. Avant la Saint-Martin,
pas le droit d'avoir froid, après la Saint-
Martin, pas le droit de suer. Commande-
ment aussi sacré que : ton Créateur tu aime-
ras et... Bon sang, que j'ai soif! (Il appelle:)
Maman ! Oh ! on dirait que j'ai oublié qu'elle
est couchée là-bas. Clara! J'ai aussi faim
que soif. C'est aujourd'hui jeudi, ils ont eu
ACTE III, SCÈNE VIII iB7
du bouillon de veau. Si nous étions en
hiver, il y aurait eu des choux, avant le
mardi-gras des blancs ; après le mardi-gras
des verts. C'est la règle.
SCENE VIII
CLARA, CARL
CLARA (entre)
CARL
Enlin ! Tu devrais bien l'embrasser un
peu moins souvent. Quand quatre lèvres
se joignent, c'est un pont construit pour le
diable. Voilà une heure que je suis là. Je me
demandais où diable tu pouvais rester si
longtemps. Si je n'avais pas su que vous
mettiez la clé sous le pas de la porte, dans le
trou aux rats, j'aurais pas pu entrer. Enfin,
j'en aurais été quitte pour aller me prome-
ner. Ah ! tu ne te doutes pas, toi, du plaisir
8.
138 MAaiA-MAGDALENE
qu'on a à se dérouiller les jambes, à courir
en liberté.
CLARA
Oh ! si !
CARL
Qu'est-ce que tu as donc là ?
CLARA
Où ? Quoi ?
CARL
Où ? Quoi ? Dans la main.
OLAP A
Rien.
CARL
Riéti ? Est-ce que ce sont des secrets ? (//
lui arrache la lettre de Léonard). Allons,
donne ça. Quand le père n'est pas là, c'est
le frère qui est le tuteur.
ACTE m, SCÈNE VIII 139
CLARA
Ce chiffon de papier est resté dans ma
main, et pourtant, le vent est si fort aujour-
d'hui qu'il arrache les tuiles du toit. Gomme
je passais près du temple, il en est tombé
une devant moi qui m'a rasée et frappé le
pied.
CARL [à Vautre bout de la pièce)
Qu'est-ce que tu dis ?
CLARA
S'il pouvait encore en tomber une, me
disais-je, et je me suis arrêtée. C'aurait été
une chance ; on m'aurait enterrée et on
aurait dit : a il lui est arrivé un malheur. »
Mais j'ai attendu vainement.
CAIM. ujid a lu la h'tlrc pendant ce temps)
Sacr... et toi, g:redin, qui as eu le courage
d'écrire ça, je t'empêcherai d'en écrire
encore de pareilles. Dis donc, va me cher-
140 MARIA-MAGDALENE
cher une bouteille de vin, à moins que ta
bourse ne soit à sec.
CLARA
Il y a encore une bouteille à la maison.
Je l'avais achetée en cachette pour la fête de
maman. Ce serait demain le jour... {elle se
détourne pour s'essuyer les yeux).
CARL
j\Jlons, donne-la.
CLARA {va chercher et apporte le vin)
CARL [boit coup sur coup plusieurs verres)
Et maintenant il s'agirait de reprendre le
collier : Ilaboter, scier, clouer, et puis man-
ger, boire, dormir, pour recommencer éter-
nellement à raboter, scier, clouer ! (// boit).
Vivent les bons toutous qui ne mordent
jamais quand ils sont à la chaîne ! (// boit).
Vivent les bons toutous !
ACTE III, SCÈNE VIII 141
CLARA
Cari, ne bois pas tant. Papa dit qu'il y a
le diable dans le vin.
CARL
Elle curé, lui, dit qu'il y a le bon Dieu
dans le vin (// boit). Nous allons voir qui
des deux a raison. Dis donc, quand l'huis-
sier du tribunal est venu ici, comment s'est-
il comporté ?
CLARA
Comme chez des brigands, quand il a dit.
pourquoi il venait, maman est tombée à la
renverse et... est... morte...
CARL
C'est bon ! Ah ! policier de malheur ! Il ne
m'a même pas laissé faire mon dernier coup
au jeu de quilles, quoi que j'eusse déjà la
boule en main. Si je le rencontre seul à seul,
celui-là... ? Du reste, je sais où on peut le
142 MARTA-MAODALENE
trouver le soir, vers les dix heures. Si tu
apprends demain matin qu'on a trouvé le
grédin assommé, ne maudis pas le meur-
trier. Demain matin, je serai déj'à loin.
CLARA
Mais, Cari tu île vas pourtant pas...
CARL
Est-ce qu'il n'a pas d'autres ennemis que
moi ? Est-ce qu'on ne lui est pas souvent
tombé dessus ? Il y en a tant ici qui seraient
capables de faire ce coup-là, qu'il serait bien
difficile de trouver le coupable, à moins
qu'il ne laisse sur la place sa canne et son
chapeau {llboit). Que ce soit Pierre ou Paul,
je bois à son succès !
CLARA
Cari, ce que tu dis là...
ACTE III, SCfcNK Vlll 143
CARL
Ça ne te plaît pas ? C'est bon. Tu ne me
verras plus longtemps.
CLARA (tressaille d'épouvante)
Non.
CA.RL
Non ? Tu sais donc que je veux partir en
mer : Kst-ce que par hasard mes pensées se
promèneraient sur mon front ? Ou bien le
vieux a-t-il tempêté selon son habitude et
menacé de me claquer la porte au nez ?
Bah I si ce n'était que ça : pas bien terri-
ble ! Ça serait comme si le geôHer m'avait
dit : « On te défend de rester plus long-
temps en prison, je te chasse en plein air et
en liberté ».
CLARA
Tu ne me comprends pas.
144 MARlA-xMAGDALENE
CARL (chante)
Le navire là-bas, gonfle ses voiles,
Et le vent du large siffle dans la toile,
Oui vraiment, rien ne me retient plus
désormais à l'établi. Maman est morte et
personne maintenant ne craindra pour ma
vie, quand la tempête secouera le coq du
clocher. Et puis, dès mon enfance, je vou-
lais être marin ; je n'étais pas fait pour cette
vie casanière ; je verrai du pays ; j'irai
loin, bien loin, et, si je ne reviens pas, tant
pis ; qui ne risque rien, n'a rien !
CLARA
Et tu veux laisser papa seul ? 11 va sur ses
soixante-dix.
CARL
Seul ? Et toi, ne restes-tu pas près de lui ?
CLARA
Moi ?
ACTE III, SCÈNE VIII 145
CARL
Toi ! sa préférée ! quelle idée te passe
par la tête? Comment peux-tu me faire cette
question? En m'en allant je laisse à papa sa
joie {il montre Clara du doigt) et je le déli-
vre de son éternel souci (il se montre du
doigt). Que veux-tu ! Il est entendu, une
fois pour toutes, que nous ne pouvons pas et
que nous ne pourrons jamais nous entendre :
papa, lui, trouve toujours que rien n'est assez
étroit, assez resserré autour de lui ; s'il pou-
vait, il se recroquevillerait tout entier dans
son poing fermé. Moi je voudrais... sortir
de moi, dépouiller ma peau... De l'air !...
De l'espace ! [Il fait de grands gestes avec
les bras. Il chante) :
Levez l'ancre, redressez
Le gouvernail,
Pour que le navire s'en aille,
S'envole léger !
146 MARIA MAGDALENK
Enfin, dis-moi, a-t-il douté un seul ins-
tant de ma culpabilité, n'a-t-il pas cherché
dans ses belles phrases sa consolation habi-
tuelle : « Je m'y attendais, j'avais toujours
pensé que ça finirait de la sorte ; ça ne pou-
vait finir autrement ». Ah ! si c'était de toi
qu'il se fût agi, il se serait tué. Je voudrais
le voir s'il t'arrivait de... fauter ! La la, la
la, il lui semblerait que c'est lui qui va faire
ses couches.
CLARA
Oh ! comme cela me fait mal. Oui, il
faut... que je m'en aille... que je parte...
CARL
Qu'est-ce que ça signifie ?
CLARA
Il faut que j'aille à la cuisine. . . Pourquoi ?
{Elle se tient le front dans les mains) Oui,
il faut encore que je... Ce n'est que pour ça a
ACTE m, SCÈNE VIII 147
que je suis revenue encore une fois à la mai-
son [Elle sort).
CARL
Elle a l'air bien drôle aujourd'hui (//
chante).
Une mouette hardie
Tourne autour du mât.
A-t-elle fait son nid
Sur le cacatois ?
CLARA \rentre)
Ma dernière tâche est faite : la soupe de
papa est devant le feu. Quand j'ai refermé
la porte de la cuisine, j'ai pensé que je n'y
rentrerais plus jamais... j'ai senti un grand
froid dans l'âme. Et je sortirai ainsi de cette
chambre... et de la maison et du monde...
148 MARIA MAGDALENE
CARL (chante) :
(// marche de long en large, Clara reste au fond
du théâtre*
Le soleil vous jette ses rayons brûlants
Et cela fait rire les poissons d'argent
Qui dansent dans l'eau
Autour du bateau .
CLARA
Pourquoi est-ce que je n'agis pas? N'agi-
rai-je donc jamais ? Remettrai-je de jour en
jour, comme je fais maintenant de minute
en minute, jusqu'à ce que... sûrement. C'est
pourquoi il faut partir... partir ! Et pourtant
je reste immobile. Et ce pauvre petit être,
voudrait-il vivre, me supplie-t-il de le laisser
vivre? {Elle s* assied sur une chaise) Quelles
excuses est-ce que j'invente-là? Suis-je trop
faible pour agir ? Ou ai-je la force de voir
mon père la gorge coupée...? {Elle se lève)
Non, non. Notre père qui êtes au cieux —
que votre nom soit sanctifié — que votre
ACTE III, SCÈNE VIII 149
règne arrive... Mon Dieu, mon Dieu, ma
pauvre tête... Je ne peux même pas prier...
Cari, Cari... aide-moi !
CARL
Qu'est-ce que tu as ?
CLARA
Le Notre père. (Elle reprend un instant
son sang-froid) Il me semblait que j'étais
déjà dans l'eau et que je m'enfonçais... et
que je n'avais pas encore prié. Je... {d'une
voix saccadée) : Pardonnez nous nos offen-
ses, comme nous pardonnons à ceux... Oui,
c'est ça, oui, je lui pardonne, et je ne pense
plus à lui du reste. Bonne nuit, Cari.
CARL
Tu veux déjà aller te coucher, de si bonne
heure ? Bonne nuit.
CLARA [comme un enfant à moitié endormi qui
récite « Notre Père »
Pardonnez-nous. . .
150 MARIA-MAGDALENE
CARL
Dis donc, tu pourrais encore m'apporter
un verre d'eau, mais à condition qu'elle
soit bien fraîche.
CLARA ^rapidement)
Je vais aller t'en chercher au puits.
C\RL
Comme tu voudras. Du reste, ce n'est
pas loin.
CLARA
Merci, merci. C'était le dernier scrupule
qui m'arrêtait. Maintenant on dira : « Il lui
est arrivé malheur, elle est tombée dans le
puits ».
CARL
Mais fais attention ; on n'a sûrement pas
recloué encore la planche du devant.
CLARA
Il fait clair de lune. Mon Dieu, si je m'en
ACTE III, SCÈNE X 151
vais, c'est seulement pour que mon père
reste ici-bas. Pardonnez-moi comme je...
Aie pitié de moi... Pitié !... {elle sort),
SCÈNE IX
CARL [seul)
Mais avec tout ça, quelle heure est-il ? (//
regarde V horloge). Bientôt neuf heures (//
chante) :
Je suis jeune, brave et fort,
Et je voudrais naviguer
A l'Ouest, à l'Est, au Sud, au Nord
Peu importe ! pour naviguer.
SCÈNE X
(ANTOINE, GARL)
ANTOINE {entre)
Je pourrais te faire des excuses, mais je
veux en faire l'économie. Tu dois déjà
152 MARIA-MAGDALENE
t'estimer heureux que je te pardonne d'avoir
fait des dettes en cachette et que je les paie
pour toi par-dessus le marché !
CARL
Pardonner, c'est hien. Payer, c'est pas
utile : je n'ai qu'à vendre mes habits du
dimanche et je pourrai payer les quelques
talers que je dois, et c'est ce que je ferai dès
demain ; comme matelot; {à part) ça y est ;
{haut) je n'en ai plus besoin.
ANTOINE
Qu'est-ce que c'est encore que ces histoi-
res-là ?
CARL
Ces histoires-là, c'est pas la première fois
que vous les entendez ; mais ce coup-ci
vous pourrez dire ce que vous voudrez :
ma résolution est prise et bien prise.
ANTOINE
C'est vrai, tu es majeur.
ACTE III, SCÈNE X 153
CARL
Oui, je suis majeur et je ne m'en vante
pas. Mais il y a des discussions tout à fait
inutiles ; à quoi ça servirait-il, par exem-
ple, aux oiseaux et aux poissons de se dis-
puter pour savoir s'il vaut mieux vivre dans
l'air que dans l'eau ? Je n'ai plus qu'une
chose à vous dire : ou bien vous ne me
reverrez plus jamais, ou bien, quand vous
me reverrez, vous me taperez sur l'épaule
en me disant que j'ai bien fait d'agir ainsi.
ANTOINE
Nous verrons. Comme ça, je n'ai pas
besoin de congédier l'ouvrier que j'avais
pris pour te remplacer; c'est bien simple.
CARL
Bien aimable (Oai entend les cloches tinter
le coiivre-feu ; le tintement monotone durera
jusqu'à la fin de la pièce).
%
154 MARIA-MAGDALENE
ANTOINE [Il regarde l'horloge)
Déjà le couvre-feu ? Eh ! oui, il est neuf
heures. Dis donc, est-il vrai que l'huissier
du tribunal, au lieu de te conduire par le
plus court chemin chez le bourgmestre, t'a
fait traverser toute la ville ?
CARL
Oui, rue par rue. Il m'a mené sur la place
du marché, comme le bœuf gras ; mais
n'ayez pas peur : il me paiera ça avant que
je parte.
ANTOINE
Je ne t'en blâmerais pas, mais je te le
défends.
CARL
Oh ! Oh !
ANTOINE
Je ne te quitterai pas des yeux, et moi-
même je courrais au secours de ce coquin,
si tu voulais lui faire un mauvais parti,
ACTE III, SCÈNE XI 155
CARL
Je croyais que vous aviez aimé notre
mère.
ANTOINE
Oui, et je le prouverai.
SCÈNE XI
(FRITZ, CARL, ANTOINE)
FRITZ {entre, paie, chancelant. Il serre un mouchoir
contre sa poitrine)
Où est Clara ? (// tombe à la renverse sur
iitie chaise) Mon Dieu ! mon Dieu ! Bonsoir.
Dieu merci, j'ai... pu... encore... venir...
jusqu'ici. Où est-elle ?
CARL
Elle est allée à... Mais où s'attarde -t-elle ?
Qu'est-ce qu'elle disait donc ?... J'ai peur !
(// sort).
156 MARIA-MAGDALKNE
FRITZ
Elle est vengée : le misérable est étendu. . .
et il ne se relèvera plus... mais moi aussi...
je suis... et pourquoi tout cela, mon Dieu ?
Maintenant je ne peux pas l'ép...
ANTOINE
Qu'avez-vous ? Que vous est-il arrivé ?
FRITZ
Tout sera bientôt fini. Donnez-moi la
main... et promettez-moi que vous ne
repousserez pas votre fille, vous entendez ?
que vous ne la repousserez pas si elle...
ANTOINE
En voilà de bizarres paroles. Pourquoi la
repousserais-je ?... Ah ! je comprends :
j'avais donc raison de la traiter comme je
l'ai fait.
FRITZ
Donnez-moi la main.
ACTE III, SCÈNE XI i 57
ANTOINE
Non ! (// met brusquement ses mains dans
ses poches) Mais je lui céderai la place et
elle le sait : je le lui ai dit.
FRITZ [épouvanté)
Vous le lui avez dit !... Pauvre malheu-
reuse ! Maintenant je te comprends, toute.
CARL (entre précipitamment)
Père, père, il y a quelqu'un au fond du
puits. Pourvu que ce ne soit pas...
ANTOINE
Allons, vite, la grande échelle, le crochet,
des cordes ! Mais dépèche-toi donc ; vite, et
quand même ce serait. . .
CARL
On a déjà tout apporté. Les voisins étaient
arrivés avant moi. Pourvu que ce ne soit
pas Clara !
158 MARIA-MAGDALENB
ANTOINE
Clara? {Il s'appuie sur une table).
CARL
Elle était allée puiser de l'eau et l'on a
trouvé son châle près du puits.
FRITZ
Misérable ! Ta balle a bien fait de m'at-
teindre : C'est elle !
ANTOINE [à Cari)
Mais va donc voir ! {il s assied) Je... ne...
peux pas... y aller. iCarl sort) Et pourtant!
{il se lève) si je vous ai bien compris, tout
est pour le mieux.
CARL {revient)
Clara ! morte. Elle s'est horriblement
mutilée la tête aux parois ^u_puits, lors-
qu'elle... père... elle n'est pas tombée, elle
s'est jetée dans le puits ; une femme l'a
vue.
ACTE III, SCÈNE XI 159
ANTOINE
Cette femme devrait réfléchir à ce qu'elle
dit, avant de parler. Il ne fait pas assez clair
pour qu'elle ait pu voir exactement.
B^RITZ
Vous doutez encore ? Vous voudriez bien,
mais vous ne pouvez pas. Pensez donc à ce
que vous lui avez dit. Vous l'avez poussée à
la mort, et moi, je suis cause qu'elle n'a
pas rebroussé chemin. Vous vous doutiez de
sa détresse, mais peu vous importait, vous
aviez peur, surtout, de ce que dirait « le
monde ». Et quel monde ! Des misérables.
Alors vous lui avez jeté à la face ces paroles
qui l'ont désespérée. Et moi, au lieu de la
presser dans mes bras, quand je voyais son
cœur se briser dans une angoisse indicible,
je ne songeais qu'au gredin qui pourrait me
bafouer : je me suis mis ainsi dans la dépen-
dance d'un homme qui était pire que moi, et
cette faiblesse, je la paie de ma vie. Et vous,
160 MARIA-MAGDAT.ENE
VOUS avez beau vous raidir comme une barre
de fer ; un jour viendra, où vous direz :
« Oh ! ma pauvre enfant, comme je regrette
d'avoir eu peur des haussements d'épaule
des Pharisiens ! Qu'était cela au prix de la
douleur de ne pas te voir à mon lit de mort
et de savoir que tes soins dévoués n'adou-
ciront pas les souffrances de mon agonie ».
ANTOINE
Elle ne m'a rien épargné : on l'a vue
sauter !
FRITZ
Elle a fait tout ce qu'elle pouvait faire.
Mais vous ne valiez pas la peine qu'elle se
sacrifiât ainsi.
ANTOINE
Ou elle, peut-être, n'en valait pas la peine
(On entend une rumeur au dehors).
ACTE III, SCÈNE XI 161
CARL
Les voilà qui viennent, ils la rapportent
(// va pour sortir).
ANTOINE (debout, inébranlable, lui crie)
Dans la chambre de derrière où l'on avait
mis ta mère.
FRITZ
Clara! (// veut aller vers elle, inais
retombe) Oh ! Cari, aide-moi ! {Garl le sou-
tient et remmène).
ANTOINE
Je... ne... comprend plus... ce monde (//
reste debout, perdu dans ses réflexions).
[Le rideau tombe lentement]
FIN
ESSAIS CRITIQUES
I
Qu'est-ce que le Drame ?
(Mein Wort ûher das Drama)
1843
L'art a affaire à la vie, intérieure et exté-
rieure et il représente pour ainsi dire en
même temps ces deux éléments, la vie sous
sa forme la plus pure et dans sa substance la
plus précieuse. Les principaux genres artis-
tiques et leurs lois résultent directement de
la diversité des éléments que, selon les cas,
l'art extrait de la vie pour les ouvrer. Mais
la vie se présente sous une double forme : en
tant qu'elle est et en tant qu'elle devient ; l'art,
166 ESSAIS CRITIQUES
pour accomplir au mieux sa tâche, doit se
maintenir en suspens entre les deux. C'est
seulement à ce prix que l'art s'assure et du
•^ passé et de l'avenir, qui doivent être pour
lui également importants. C'est seulement
à ce prix que l'art devient ce qu'il doit être :
y vie dans la vie. Une objectivité absolue, la
peinture de situations achevées et nettement
encadrées, étouffe le souffle créateur dont
l'art ne saurait se passer sans perdre toute
efficace, et les palpitations, les ressauts
inconscients, embryonnaires, excluent la
forme.
Le drame représente le processus vital en
soi, et cela, comment ? Est-ce seulement en
/ nous présentant la vie — comme la poésie
épique se plaît aussi à le faire — dans toute
sa superficie ? Non, le drame, avant tout,
actuahse devant nous la situation difficile
qu'est-ce que le drame ? 167
de rindividii, lorsque, affranchi de la cohé- ^
rence originelle, il se trouve en face de ce
tout, dont, en dépit de son inconcevable
liberté, il est et demeure une partie.
Le domaine du drame — et c'est à l'hon-
neur de la plus haute forme d'art — est
donc aussi bien ce qui est, que ce qui devient.
Ce qui est, parce que le drame ne doit
point se lasser de répéter l'éternelle vérité :
la vie, en tant que phénomène d'isolation,
l'individu humain qui ne sait pas garder la
mesure, n'engendre point seulement la faute
par hasard; mais bien : la vie implique, par
essence, la faute et celle-ci n'est que la con-
séquence nécessaire de celle-là. Ce qui
devient, en tant que le drame doit démon-
trer sur les matières toujours nouvelles que
lui apporte le temps - dans ses transfor-
mations, et dans l'histoire, son précipité —
168 ESSAIS CRITIQUES
que l'homme, en dépit des changements des
choses qui l'entourent, demeure éternelle-
ment le même par sa nature et sa destinée.
Il est encore un point que l'on ne saurait
négliger : la faute dans le drame ne prend
point seulement naissance, comme dans le
;?ec>^e originel, dans la direction delà volonté
humaine, mais immédiatement dans la vo-
lonté même, dans Textension obstinée, effré-
née du moi. Aussi, au point de vue drama-
tique, est-il tout à fait indifférent que le
héros échoue par suite d'un effort louable
ou condamnable.
La matière du drame est formée de la
fable et des caractères. L'on ne s'occupera
point ici de la fable, car elle est devenue,
qu'est-ce que le drame? 169
tout au moins chez les auteurs modernes,
un facteur secondaire. Ceux qui en doute-
raient n'ont qu'à prendre une pièce de Shaks-
pere et à se demander ce qui a enflammé le
poète, de la fable ou des hommes qu'il met
en scène.
Par contre, la façon dont les caractères
sont composés, est de la plus haute impor-
tance. En aucun cas l'auteur ne doit faire
apparaître des caractères dont la formation i/^
est déjà achevée : ces caractères là peuvent
encore traverser toute sorte de situations ;
les circonstances peuvent les vêtir de soie
ou de haillons ; mais leur moelle et subs-
tance n'a plus rien à gagner ni à perdre, u^
Ces caractères là, c'est la mort du drame,
c'est la mort avant la naissance.
Comment donc le drame sera-t-il vivant ?
Pour être vivant, le drame devra montrer
10
170 ESSAIS CRITIQUES
J d'une façon expressive la lutte de l'individu
entre sa volonté personnelle et la volonté
générale du monde, la volonté générale du
monde modifiant et transformant toujours
Xacte, expression de la liberté, par \ événe-
ment, expression de la nécessité. C'est dans
cette lutte que l'individu acquiert sa forme,
son centre de gravité. Pour être vivant, le
drame doit aussi nous expliquer la nature de
toute action humaine : l'action humaine, par
là-même qu'elle cherche à manifester un
mobile intérieur, dégage en même temps un
mobile opposé, force de résistance exté-
rieure, destinée à rétablir l'équilibre.
Cette idée fondamentale, qui suppose la
dignité du drame et d'où dépend sa valeur,
trace pour ainsi dire l'orbite dans laquelle
tout doit se mouvoir, comme les planètes
autour du soleil.
qu'est-ce que le drame ? 171
Cela n'empêche point que le poète, sans
préjudice de la vraie unité, ait en outre à
multiplier l'intérêt, ou plus exactement, à
actualiser la totalité de la vie et du monde ;
cela n'empêche point qu'il doive se garder
de placer tous ses caractères aussi près l'un
que l'autre du centre, ainsi que cela arrive
souvent dans les pièces dites lyriques. Si
l'on veut nous présenter de la vie une image
à peu près parfaite, il faut que le caractère
principal soit pour les caractères secondaires
ou opposés ce que la destinée contre laquelle
il lutte, est pour lui ; il faut, du haut en has
de l'échelle, du caractère principal aux plus
infimes détails, que tout s'enchaîne étroite-
ment dans l'action, dans le temps, se subor-
donne par des rapports de causalité, se
reflète.
Et maintenant, quels sont les rapports
172 ESSAIS CRITIQUES
entre le drame et l'histoire, et jusqu'à quel
point le drame doit-il être historique ? Je
crois qu'il doit l'être autant qu'il l'est déjà
en soi et par nature, et dans la mesure où
l'art peut passer pour la plus haute forme de
l'histoire. L'art, en effet, ne peut représenter
la vie dans ses manifestations les plus gran-
dioses et les plus significatives, sans nous
faire respirer en même temps l'atmosphère
des époques, sans dérouler devant nos yeux
les crises décisives de l'histoire qui les pro-
voquent et les impliquent, la désagrégation
ou la concrétion progressive des formes
religieuses et politiques, guides et supports
de toute civilisation.
L'histoire matérielle que Napoléon appe-
lait déjà c( la fahle de la convention », ce
fatras énorme et bariolé de faits douteux, et
de portraits silhouettés, ou même sans aucun
qu'est-ce que le drame ? 173
contour, excédera un jour ou l'autre la com-
préhension humaine. Le drame moderne,
surtout le drame shaksperien (et non pas
seulement celui qu'on appelle de préférence
historique, mais le drame shaksperien dans
sa totalité) pourrait de cette façon en arriver
à occuper, pour une postérité encore assez
reculée, la place qu'occupe pour nous le
drame antique.
x\lors, je crois, et pas avant, on renon-
cera à découvrir, d'un point de vue singu-
lièrement borné, une identité grossière entre
l'art et l'histoire ; on cessera de comparer
méticuleusement les situations et les carac-
tères donnés par l'histoire avec les situa-
tions et les caractères ouvrés par le poète.
Onfînirapar se rendre compte que ces com-
paraisons sont vaines. Que parvient-on, en
effet, à découvrir grâce à elles ? Tout au plus
10.
174 ESSAIS GRITIQUKS
une concordance de peu d'intérêt entre le
premier portrait et son modèle, ou entre le
second portrait et le premier ; mais elles ne
nous apprennent rien sur la concordance du
portrait avec la vérité en soi. Reconnaissons
donc, une fois pour toutes, que le drame n'est
pas seulement symbolique dans sa totalité,
— cela est évident — mais qu'il l'est déjà
en chacun de ses éléments et qu'il est de
toute nécessité de les considérer comme
tels. Ce n'est pas en distillant du sang tout
chaud que le peintre obtient les couleurs
avec lesquelles il fait rouges les joues et
bleus les yeux de ses figures : il prend, sans
se gêner et sans que cela gêne personne, du
vermillon et de l'indigo.
Mais le contenu de la vie est inépuisable,
et l'art, étant un intermédiaire, est limité.
Dans la vie, il n'y a point de limites ni de
qu'est-ce quk le drame? 175
clôture. La vie dévide les phénomènes, et le
111 s'allonge à l'infini. L'art, au contraire, est
forcé de terminer, de clore, et de nouer tant
bien que mal le lîl pour en faire un cercle.
C'est, sans doute, uniquement à cette opéra-
tion que Goethe songeait, lorsqu'il disait :
(( toutes les formes de l'art impliquent quel-
que chose qui n'est pas vrai. » Il est vrai que
ce « quelque chose qui n'est pas vrai » se
rencontre déjà dans la vie elle-même. Car la
vie ne présente aucune forme, où tous ses
éléments se fondent également. La vie ne
peut, par exemple, former un homme par-
fait sans le priver des avantages d'uncfemme
parfaite. Les deux seaux du puits, dont l'un
ne peut être plein que lorsque l'autre est
vide, sont le symbole le plus caractéristique
de toute création. Mais dans la vie, où le
tout est toujours prêt à dédommager des
176 ESSAIS CRITIQUES
manques de Findividu, à les compenser,
cette défectuosité fondamentale est beau-
coup moins grave que dans l'art, où il faut
absolument que le déficit d'un côté soit com-
blé par l'excédent de l'autre.
Mais je veux expliquer cette idée en en
faisant l'application au drame. Les chefs-
d'œuvre dramatiques de toutes les littéra-
tures nous montrent que le poète n'a
pu souder l'anneau invisible à l'intérieur
duquel se meut le tableau de la vie qu'il
nous présente, sans prêter à un ou à plu-
sieurs des principaux caractères une cons-
cience de soi et du monde, qui outrepasse
de beaucoup la réalité.
Je n'alléguerai point les anciens : dans la
composition des caractères, ils procédaient
autrement. Je cite seulement Shakspere —
et sans m'arrèter à Hamlel, qui pour un peu
qu'est-ce que le drame? 177
semblerait un exemple trop probant — je
rappellerai les monologues de Macbeth, de
Richard UI et du Bâtard dans le Roi Jean.
Certains critiques ont voulu voir là une qua-
lité dans ce qui n'est décidément chez
Shakspere qu'un défaut. Ils en ont fait
(Hegel lui-même dans son Esthétique) un
mérite particulier. Us eussent mieux fait de
chercher simplement à montrer que ce
défaut est inhérent, non au poète, mais à
l'art même. Mais ce trait caractéristique,
qui, chez les plus grands dramaturges, se
rencontre ainsi d'un bout à l'autre des carac-
tères de leurs personnages, on peutle trouver
aussi dans le détail, dans les moments de
paroxysme : la parole marche à côté de
l'acte, ou même le précède. C'est là la grande
différence entre la représentation consciente
dans l'art et la représentation inconsciente
178 ESSAIS CUITIQUES
dans la vie : la représentation artistique, si
elle veut sortir son plein et entier effet, doit
être cernée de contours nets et suivis ; la
représentation de la vie, elle, n'a pas besoin
de solliciter d'abord son homologation, car
il lui est égal après tout qu'on la comprenne
bien, mal, ou point du tout et souvent, un
ah ! ou un oh ! un geste, un changement
de mine lui suffisent.
L'aphorisme que nous avons cité tout à
l'heure et où Gœthe osait mettre le doigt
sur le plus dangereux secret de l'art, bien
souvent depuis on l'a répété, mais la plupart
en faisaient une application étriquée à ce qu'à
un point de vue tout extérieur on appelle :
forme. Un enfant n'aperçoit dans le plus pro-
fond verset de la Bible que de vieilles connais-
sances ; il n'y voit que les vingt-cinq lettres
de l'alphabet qui ont servi à le composer.
qu'est-ce que le drame ? 179
Le drame allemand semble prendre un
nouvel essor. Quel est le problème qu'il
devra maintenant résoudre ? Cette question
pourrait paraître singulière. Car la réponse
qui vient aussitôt à la pensée est nécessaire-
ment la suivante : le drame allemand d'au-
jourd'hui a à résoudre le problème que le
drame a eu de tout temps à résoudre. Sans
doute, mais il est encore d'autres questions
qu'on peut poser. Le drame doit-il puiser
hardiment dans le temps présent ; doit-il se
retourner vers le passé ; ou bien ne doit-il
se soucier ni de l'un ni de l'autre ? Bref, le
drame doit-il être social, historique ou phi-
losophique ?...
Le véritable caractère historique du
180 ESSAIS CRITIQUES
drame ne gît pas dans le sujet et j'ai essayé
plus haut de le montrer. Une création de pure
imagination, voire une peinture d'amour
peut être le plus historique. Il suffit que
l'esprit de la vie y souffle, et que cette créa-
tion reste vivante pour la postérité. La posté-
rité s'inquiétera peu de savoir quelle idée |
nous nous formions de nos ancêtres ; ce qui |
I
l'intéressera, ce sera d'apprendre quel était |
notre caractère à nous. |
J
Je ne prétends point dire par là que les *
créations dramatiques des poètes doivent ^
sortir de pied en cap de leur imagination et '|
de leur fantaisie. Au contraire, si l'histoire À
ou le mythe leur offrent un point d'appui,
ils doivent l'utiliser, et en faire fi au nom de
l'invention poétique serait la marque d'une
suffisance puérile. Je voudrais seulement
attaquer l'opinion si insensée et si répan-
qu'est-ce que le drame ? 181
due, qui consiste à croire que le poète peut
donner autre chose que lui même, autre
chose que le processus de sa propre vie. Il
ne le peut pas et aussi bien il n'est pas
nécessaire qu'il le puisse. Si au lieu de se
recroqueviller avec un entêtement mesquin
dans son misérable moi, il se laisse comme
électriser par ces éléments invisibles, qui, à
toutes les époques, sont en fusion, en atten-
dant de devenir des formes et des figures
nouvelles, s'il vit vraiment, qu'il se laisse
aller sans crainte au courant de son esprit.
Il peut être sûr, en exprimant le besoin de
son âme et les rêves de sa fantaisie, d'expri-
mer les images de l'avenir et les besoins de
son époque. Et pour vivre ainsi, il n'est point
nécessaire de se mêler aux luttes du jour,
ni de descendre dans la rue faire le coup de
poing.
11
182 ESSAIS CRITIQUES
L'histoire est pour le poète le véhicule de
ses idées et de ses vues, mais le poète n'est
point pour l'histoire l'ange delarésurrection.
L'exemple d'Eschyle et de Shakspere n'est
point, je crois, pour infirmer cette opinion.
De nos jours on écrit aussi des drames
philosophiques. La question essentielle est
de savoir, si dans ces drames, la métaphysi-
que doit sortir de la vie, ou la vie de la
métaphysique. Dans le premier cas, on aura
affaire à des œuvres saines, mais ressortis-
sant à un genre qui n'est pas précisément
nouveau ; dans l'autre, on aura affaire à de
véritables monstres... Il y a une distance
incommensurable entre laprofondeur d'esprit
d'un Hamlet, qu'une fatalité inouïe pousse
jusqu'au fond de l'abîme de son moi, et les
vides subtilités d'un automate philosophique
qu'un c( amant de la sagesse » charge d'illus-
qu'est-ce que le drame? 183
trer « l'idée pure » en scènes et en actes, au
lieu de la découper, comme d'habitude, en
paragraphes et en chapitres...
Un quatrième genre de drame est encore
possible. C'est celui qui, synthétisant ces
différentes tendances, n'en laisse aucune
prendre le pas sur les autres. Le drame ainsi
conçu est le but vers lequel tendent mes
efforts, et j'espère que mes œuvres montre-
ront mieux que des raisonnements abstraits
ce que j*ai voulu faire...
Le divorce entre le drame et le théâtre
n'est pas naturel et ne devrait pas être.
Mais il existe et on le supprimera difficile-
ment. La scène idéale n'a existé qu'une fois,
chez les Grecs, où le drame prit naissance
dans la religion. Sujet et forme en étaient
184 ESSAIS CRITIQUES
saints et sacrés. Le théâtre moderne, au con-
traire, n'a jamais eu de véritable fondement ;
parfois il a été une expression nationale,
mais jamais il n'a été un acte national, ni ne
s'est trouvé dans une situation où il eût pu
l'être. De tout temps, le théâtre moderne a
été une distraction, un passe-temps.
II
Sur quelques questions
concernant l'art dramatique
(Extraits de la Préface de Maria-Magdalené)
I
La tache de la plus haute forme de l'art,
du drame, est de donner, selon les époques
successives, une vivante représentation de
rétat du monde et des hommes dans leurs
rapports avec Vidée. Et j'entends par Idée
ce centre moral d'où tout découle, et dont
il faut bien admettre l'existence ; car com-
ment, sans lui, l'organisme de l'univers se
conserverait-il ?
188
ESSAIS CRITIQUES
Mais le drame, ainsi entendu, n'est possi-
ble que lorsque, dans cet état du monde et
des hommes, un changement décisif est en
train de se produire. Aussi ce drame est-il,
décidément, un produit du temps, de son
époque, à la condition de considérer cette
époque elle-même comme un produit de
toutes les époques qui l'ont précédée, et
A*^ comme le maillon qui relie la chaîne des
siècles accomplis à une ère nouvelle qui
s'annonce.
Au-dessous de cette forme du drame, la
plus haute et qui fait époque, il y en a
d'autres. Il y a le drame en partie national
le drame subjectif et individuel, et ces deux
formes sont au drame dont nous parlons, ce
que des scènes et des caractères détachés
sont à l'ensemble de la pièce. En attendant
qu'apparaisse un génie assez vaste pour tout
QUESTIONS SUR l'aRT DRAMATIQUE 189
embrasser, — si jamais il apparaît — ces
deux formes fragmentaires, disjecti mem-
bra poelœ, prennent la place de ce grand
drame.
Jusqu'à présent nous ne rencontrons dans
l'histoire que deux crises où le grand drame
pouvait apparaître et où il est en effet
apparu. Une première fois, chez les anciens,
lorsque l'antique conception du monde
passe de la naïveté primitive à la réflexion
qui commence par l'amollir, pour la détruire
ensuite. Une seconde fois, chez les moder-
nes, lorsque, dans la conception chrétienne,
une scission analogue se produisit.
Le drame grec se développa lorsque le
paganisme, ayant fait son temps, se survi-
vait à lui-même : il l'absorba. Le drame grec
mit à nu l'idée, le nerf qui traversait toutes
les figures divines, ou, si l'on veut, il donna
11.
190 ESSAIS CRITIQUES
forme au fatum. De là ce rabaissement
démesuré de l'individu devant les puissan-
ces morales avec lesquelles il lutte dans un
conflit où il se trouve engagé, non par. le
hasard, mais par une implacable nécessité.
Cette lutte atteint avec Œdipe sa vertigi-
neuse apogée.
Le drame shaksperien se développa de
par le protestantisme et émancipa l'individu.
C'est de là que sourd la formidable dialecti-
que de ses caractères. Ses personnages,
lorsqu'ils sont des hommes d'action, repous-
sent et écrasent, par une extension déme-
surée, tout ce qui est vivant autour d'eux.
Mais quand ils vivent de la pensée, tel Ham-
let, ils fouillent en eux-mêmes à une pro-
fondeur aussi démesurée, et Ton dirait, que
par leurs questions effroyablement auda-
cieuses, ils veulent chasser Dieu du monde,
QUESTIONS sua l'aht dramatique 191
ouvrage bousillé et où tout n'est que tri-
cherie.
Gœthe est le premier, après Shakspere,
qui ait de nouveau posé la première pierre
du grand drame, dans Faust, et dans les
Affinités Electives dont on a, avec raison,
relevé le caractère dramatique. Et Gœthe
a fait — ou plutôt a commencé à faire — la
seule chose qui restait encore à faire : il a
directement ieté la dialectique dans Vidée
elle-même. Il a cherché à montrer dans le
centre autour duquel se meut notre moi,
cette contradiction que Shakspere ne pré-
sentait encore que dans le moi. ..
Personne ne s'étonnera, je pense, de me
voir passer sous silence Calderon. Maintes
; personnes le placent au premier rang. Gèr-
es, Calderon est admirable pour le déve-
loppement logique et conséquent de ses
192
ESSAIS CRITIQUES
drames. Il a fait entrer dans la littérature
mondiale avec La Vie est un Songe un
drame symbolique impérissable. Mais on ne
trouve dans Tœuvre de Calderon que le
passé, point l'avenir. Dans sa rigide dé-
pendance du dogme, son drame suppose
admis à l'avance ce qu'il doit prouver ;
aussi n'occupe-t-il qu'un rang secondaire, si
l'on fait abstraction de la forme pour ne con-
sidérer que le contenu.
Mais Gœthe n'a fait que montrer le che-
min, et c'est à peine s'il y a fait le premier
pas. Dans Faust, après être monté trop
haut, jusque dans ces froides régions où le
sang commence à se glacer, on le voit
rétrograder. Dans les Affinités Electives, il
fait comme Calderon. Il suppose admis à
l'avance, ce que précisément il fallait prou-
ver ou démontrer clairement.
I
QUESTIONS SUR l'aRT DRAMATIQUE 193
Comment Gœthe a-t-il pu faire, d'une
union conjugale, frivole en son fond et
même immorale, comme celle d'Edouard et
de Charlotte, le centre de son récit, com-
ment a-t-il pu utiliser, mettre en œuvre les
relations entre les époux, comme si leur
union était sérieuse et moralement légitime,
comment a-t-il pu commettre une telle faute
contre la vérité de la forme intime de son
œuvre, je ne saurais me l'expliquer de la
part d'un homme tel que lui, qui était fon-
cièrement artiste et grand artiste. Il me fait
penser à un professeur d'anatomie qui, par
distraction, apporterait sur les dalles de
l'amphithéâtre un automate au lieu d'un
vrai corps. Pourquoi n'a-t il pas pénétré
plus profondément la question capitale dans
les Affinités Electives, pourquoi dans Faust,
lorsqu'il avait à choisir entre un panorama
194 ESSAIS CRITIQUES
aux perspectives infinies, et une cloison de
planches où étaient peintes des figures de
catéchisme, pourquoi a- t-il préféré la cloison?
Dans la première partie de Faust, nous
voyons l'humanité en proie aux douleurs
de l'enfantement qui doivent lui conquérir
une forme nouvelle, et, dans la seconde par-
tie, qu'advient-il de cette lutte grandiose ?
Tout se rétrécit. Nous n'avons plus devant
nous que les phases d'une maladie et cette
maladie est celle d'un individu qui plus tard
guérit, grâce à un acte arbitraire qu'une
psychologie rudimentaire ne prépare ni
En faisant à Faust et aux Affinités -*<^
électives ces objections motivées, je ne
prétends pas du tout marchander à ces
créations mondiales leur incommensura-
ble valeur. Je voulais seulement indiquer
QUESTIONS SUR l'aRT DRAMATIQUE 195
dans quelle situation le poète se trouvait
lui-même par rapport aux idées person-
nifiées dans ces œuvres ; je cherchais à
montrer où ces œuvres étaient restées
informes.
Pour employer ses propres expresssions,
Gœthe a donc recueilli le riche héritage des
temps, mais il ne l'a pas dépensé. Sans
doute, il a reconnu que la conscience humaine
voulait s'élargir, qu'elle veut faire éclater
encore une fois un cercle qui la comprime,
mais il lui était impossible de s'incliner, avec
une confiance naïve, devant l'histoire. Ne
pouvant sauver les dissonances de l'époque
de transition où il avait été jeté dans sa jeu-
nesse, il s'en détournait délibérément, et
même avec dégoût. Le dédain de Gœthe
n'a pas fait disparaître du monde l'état rui-
neux de la société. Partout, dans la vie
196 ESSAIS CRITIQUES
publique comme dans la vie privée, on a
senti un ébranlement formidable. L'homme
de notre siècle, bien qu'on le lui ait repro-
ché, ne veut point faire table rase de toutes
les institutions. Il veut seulement donner
à celles qui existent, un meilleur et plus
solide fondement. Il veut que ces institutions
soient basées sur la moralité, c'est-à-dire
sur la nécessité, puisque ces deux mots
sont identiques... Le drame doit représen-
ter ces luttes. Mais on ne peut montrer que
dans leurs effets les grands cataclysmes de
la nature : un tremblement de terre, par les
églises et les maisons qui s'écroulent. Pour
représenter le vieux monde dont la forme
se brise, le drame montrera le phénomène
dans les individus... Comme toute vraie
poésie qui n'est point un pur jeu, une ara-
besque, le drame doit être actuel ; cela ne
QUESTIONS SUR l'aRT DRAMATIQUE 197
veut point dire tendancieux, ni actuel au
sens où l'entendent les journalistes...
La poésie a des formes, dans lesquelles
l'esprit livre ses batailles : les formes épi-
ques et dramatiques ; elle a des formes où le
cœur verse ses trésors : les formes lyriques.
Le génie sait remplir chaque forme de la
matière qui convient ; les demi-talents n'ont
point assez de matière pour remplir les
grandes formes et, pour faire de leur pau-
vreté une richesse, ils essaient de briser les
formes plus étroites...
Une œuvre poétique, qui prétend être
dramatique, doit être représentable, parce
que, si l'acteur est incapable de représenter
une œuvre dramatique, c'est que l'auteur
198
ESSAIS CRITIQUES
lui-même avait été incapable de « représen-
ter », et n'avait donné que des embryons et
des schémas de pensée. L'action seule est
représentable. La pensée, le sentiment ne le
sont pas.
L'abîme entre agir et souffrir, action et
passion, n'est point si profond que la langue
et les mots le font, car toute action se dis-
sout en face du destin, en face du monde en
tant que volonté, en une souffrance. C'est
précisément ce que montre la tragédie.
Toute souffrance est dans l'individu une
action dirigée vers le dedans...
L'art est la philosophie réalisée comme
le monde est l'idée réalisée.
m
Maria-Magdalene
1
A) Extrait de la préface
de Maria-Magdalene
Maria-Magdalene est une tragédie rotu-|
rière. La tragédie roturière est quelque peu
discréditée en Allemagne, et cela, surtout
pour deux raisons.
La tragédie roturière a ses éléments pro-
pres et qui lui sont intimemenl nécessaires.
Elle nous montre des individus incapables
de toute dialectique, rigoureusement enfer-
més dans un milieu borné, dans un cercle
le plus étroit, et qui sont face à face. Ils
202 ESSAIS CRITIQUES
sont assujettis dans une vie effroyablement
resserrée, unilatérale.
Au lieu de cela, que nous ont montré
jusqu'ici les tragédies roturières ? Des gens
qui ont d'autant plus faim qu'ils ont moins
d'argent, et surtout les conflits amoureux
entre le tiers état et la noblesse ou les prin-
ces (1). Tout cela, ce sont des conflits exté-
rieurs, d'où peut sortir une œuvre très triste,
mais non point tragique. Le tragique est
quelque chose de déterminé, et de prime
abord nécessaire^ quelque chose que l'on
ne peut éluder, comme la mort, qui est
impliquée, dès la naissance, dans la vie.
L'impression tragique disparaît pour faire
place à une impression triviale, lorsqu'on
peut dire en assistant à une pièce : « Ah !
(1) Hebbel fait allusion à Emilia Galotti de Lessing
et à Cabale et Amour de Schiller.
MARIA-MAGDALENE 203
s'il avait trente talers...! s'il était venu seu-
lement me trouver, je demeure telle rue,
tel numéro... » ou bien : ce Si au lieu d'être
une fille du peuple, elle avait été une demoi-
selle...! » Une telle pièce ne vous donne
pas le grand frisson tragique ; le seul effet
en est, peut-être, que le lendemain on paiera
^ sans rechigner l'impôt pour les pauvres, ou
qu'on sera un peu plus indulgent pour les
; filles qui fautent. C'est, il est vrai, autant
I de gagné pour le bureau de bienfaisance, ou
^ pour les pauvres filles, mais l'art dramati-
que n'y gagne rien.
Donc, première cause de discrédit de la
tragédie roturière : on a substitué au con-
flit tragique un conflit anecdotique et lar-
moyant.
La deuxième cause est la suivante : nos
dramatistes ont daigné s'abaisser jusqu'au
204 ESSAIS CRITIQUES
peuple, quand il leur passait par la tête
qu'après tout, pour avoir un destin et
parfois même un destin inouï, on n'avait
peut-être besoin que d'être homme. Et
quand ils ont daigné perdre ainsi quelques
heures avec des gens du vulgaire, ils ont
jugé bon d'ennoblir les roturiers en leur
tendant de belles phrases tirées du thésaurus
littéraire, ou bien ils ont fait de leurs per-
sonnages des êtres effroyablement stupides,
pensant qu'il fallait les rabaisser un peu
plus même qu'ils ne le sont dans l'échelle
sociale. Et ainsi, leurs héros ont tantôt l'air
de princes enchantés, de princesses dégui-
sées, dont le magicien eût pu faire tout aussi
bien des lions et des dragons, mais dont il
s'est contenté de faire de vils apprentis tail-
leurs ou des porteuses de pain ; tantôt, les
personnages sont des espèces de bornes ou
MARIA-MAGDALENE 205
des blocs animés, dont on est déjà fort
étonné qu'ils puissent dire oui et non.
Cette absurdité grotesque était peut-être
plus dommageable à l'art que le trivial.
Tout le monde sait pourtant que les arti-
sans, que les paysans ont leurs tropes, dont
ils se servent tout aussi bien que la gent
salonnière. Sans doute, ils ne vont pas cher-
cher leurs métaphores dans le ciel ; ils ne
les pèchent pas non plus dans la mer. Mais
l'ouvrier prend ses images dans son atelier;
le laboureur les ramasse derrière sa charrue.
Ces gens simples, sans doute, ne savent
pas mener une conversation brillante. Mais
ils savent parler avec vie ; ils s'entendent
fort bien à mêler leurs pensées et à les expri-
mer d'une façon tangible.
Il ne faut point rendre le genre de la tra-
12
206 ESSAIS CRITIQUES
gédie roturière responsable des sottises des
bousilleurs.
En soi, il est indifférent que Faiguille
d'une horloge soit en or ou en cuivre. Peu
importe qu'une action importante, c'est à-
dire symbolique, se passe dans une sphère
plus ou moins élevée de la société. Sans
doute, dans la tragédie héroïque, la somp-
tuosité du sujet, les réflexions qui s'y ratta-
chent immédiatement, peuvent compenser
dans une certaine mesure les défauts de la
forme tragique. Dans la tragédie roturière,
au contraire, Fessentiel c'est que l'anneau
de la forme tragique soit solidement soudé.
Il faut que l'intérêt mesquin que nous pre-
nons au destin individuel d'un personnage
choisi arbitrairement par le poète, se fonde
en un intérêt universellement humain... Il
faut, en outre, que le résultat du conflit appa-
MARIA-MAGDALENE 207
raisse comme absolumentnécessaire, comme
le but vers lequel un seul chemin menait,
le chemin qu'a suivi l'auteur...
Ce qu'il faut demander à une tragédie
roturière comme la mienne, ce n'est point
si elle a beaucoup de jolies images, de
magnifiques sentences, de pittoresques des-
criptions. Toute cette richesse-là n'est que
pauvreté. Il faut chercher quels rapports il
y a entre l'anecdote de la pièce et les forces
éthiques qui s'agitent derrière elles, avec
leurs côtés positifs et leurs côtés négatifs,
avec la famille, l'honneur, la morale. J'ai
cherché à éviter les fautes héréditaires de la
tragédie roturière, sans doute pour en pou-
voir commettre d'autres...
Paris, le 4 mars 1844.
208 ESSAIS CRITIQUES
B) Extraits du « Journal » de Hebbel
Quand je composai Maria-Magdalene,
l'essentiel pour moi était de faire impression
par la simple image de la vie. Aussi fallait-il
me mettre des œillères pour éviter de voir
les pensées et les réflexions adjacentes qui
n'auraient point harmonisé avec les carac-
tères représentés. C'est plus difficile qu'on
ne le croit, surtout quand on est habitué à
toujours ramener les phénomènes et les
figures qu'on crée, aux idées qu'ils représen-
tent et en général à la totalité et à la pro-
fondeur de la vie et du monde. Il fallait donc
bien me garder de m' échauffer trop au tra-
vail, pour ne point voir plus loin que le cadre
de mon tableau très limité. Il fallait éviter de
MARIA-MAGDALENE 209
mettre dans le drame ce qui n'y appartenait
point, et ce sont pourtant ces détails qui cau-
sent à l'auteur le plus de plaisir. Pour moi»
le grand attrait de l'œuvre poétique, c'est
de mener un caractère jusqu'à son apogée
(dont au début on ne prévoit môme pas la
hauteur) et de là, de dominer et de contem-
pler le monde. Sacrifiant ainsi mon besoin
personnel et la joie que je trouve à le réa-
liser, j'espère avoir réussi, mais l'œuvre
n'avançait que lentement...
Mon intention était de régénérer la tragé-
die roturière et de montrer que, dans le cer-
cle le plus restreint, il y 3, place pour un
conflit tragique, foudroyant, à condition
qu'on en tire les éléments dans le cercle
même où ils appartiennent...
12.
210 ESSAIS CRITIQUES
Dans mes drames précédents je dressais,
pour ainsi dire à chaque page, le bilan, je
notais le résultat de l'opération poétique.
Dans Maria-Magdalefie , il n'en est pas ainsi.
Le contenu de cette œuvre, on ne peut le
chercher que dans l'ensemble, dans la forme
rigoureusement close. C'est pourquoi l'on
ne peut savoir où l'on en est, avant d'avoir
clos définitivement la forme. Maintenant,
Dieu merci, tous les trous de souris sont
bouchés.
Je suis surtout content de ce que tous
mes personnages au fond ont raison, même
Léonard, si toutefois Ton ne perd pas de vue
qu'il est, de naissance, une nature vulgaire
que gênent les natures plus élevées, parce
qu'il ne peut ni les comprendre, ni, partant,
croire en elles ; je pense avoir ainsi montré,
dans un cas frappant, que l'assujettissement, H
MARlA-MAGDALENE 211
la non-liberté de la vie apparaît plus claire-
ment, plus impérieusement chez les gens
])ornés, dans un milieu unilatéral, exclusif.
A la tin, l'approche de la mort donne à Fritz
la faculté d'apercevoir un peu la terrible
confusion morale qui a causé la catastro-
phe ; la mort le place au point d'où il peut
embrasser tout le drame ; il lance la vérité
à la face de maître Antoine. Mais je me
suis bien gardé de dissoudre le caractère de
ce vieillard de bronze, qui soutient toute
l'œuvre. Au dénouement, maître Antoine
ne doit avoir qu'un vague pressentiment
do la disproportion qu'il y a entre lui et le
monde. Il doit seulement méditer sur lui-
même. Léonard, lui, est un coquin, c'est
justement pourquoi... un coquin ne peut
rien faire de mal !
212 ESSAIS CRITIQUES
Mon héroïne est enceinte. Une partie du
public a protesté. Sans cette situation ma
pièce est impossible. Elle y est liée comme
la fleur au terreau où elle pousse.
Du reste, cette situation n'est pas nou-
velle pour le public. Gretchen, dans Faust,
est aussi enceinte, et pourtant, Gretchen
n'est pas seulement une des figures les plus
sublimes et les plus pures de la poésie ; la
catastrophe tout entière est bâtie sur cette
situation, sans cette situation, pas de catas-
trophe et pas de Fauat. Glaercheil, dans
Egmoiit, est encore pire. C'est une prosti-
tuée, la maîtresse d'un comte qu'elle ne peut
jamais posséder ; mais le poète a su l'entou-
rer d'une telle noblesse éthique — qui dé-
passe de cent coudées la morale convention-
nelle — que personne ne s'en effarouche, si
l'on excepte toutefois ceux qui rougissent
I
MARIA-MAGDALENE 2î3
en voyant que la Madone de Raphaël tient
un enfant.
L'élément problématique, voilà la source
de toute poésie ; tout ce qui est fini, conclu,
reposé, n'existe pas pour elle, pas plus que
n'existent pour le médecin les gens bien
portants. Là seulement où la vie se brise,
là où la situation intérieure se complique et
s'égare, là la poésie a affaire. Il ne faut pas
dire au poète : « Pourquoi t'occupes-tu
d'une maladie si répugnante, pourquoi tes
héros sont-ils en blouse au lieu de porter la
toge ? » il faut lui demander s'il ramène la
santé, c'est-à-dire une situation éthique-
ment purifiée, clarifiée.
La façon dont on a suivi et montré la
crise, amené le résultat, voilà l'essentiel.
Quant à l'état physique de Clara, il n'influe
en rien selon moi sur ce que nous pensons
214 ESSAIS CRITIQUES
d'elle. C'est un caractère de jeune fille,
délicat et il me semble que la dernière scène
de l'acte II est là pour le prouver.
Le résultat de ma pièce est, je crois,
aussi complet que possible. Clara a fait un
faux pas, mais sa faute n'en est point une à
dire vrai. On ne peut pas dire que la pauvre
créature s'écarte du droit chemin ; on la con-
traint plutôt à en sortir ; on la pousse bru-
talement hors de la voie. Ce qu'il y a de
tragique dans son cas se développe en
même temps que ce qu'il y a de scabreux,
et non pas après. Et cela seul devrait
empêcher de penser à ce qu'il y a de sca-
breux. Je suis sûr même qu'une actrice
qui accentuerait les motifs tragiques, ferait
aussi bien oublier, que Gretchen dans Faust,
ce qu'il y a de scabreux dans son rôle.
Quand Gretchen implore la Vierge, qui se
MARIA-MAGDALENE 215
scandalise de l'état où la jeune fille se
trouve? En posant ma figure ainsi, et pas
autrement, j'ai simplement suivi la vieille
règle de l'art tragique : sacrifier à l'essen-
tiel ce qui est moins essentiel. Sans ce pos-
tulat, — la grossesse de l'héroïne — ma
pièce est impossible.
APHORISMES
ET RÉFLEXIONS
(Extraits du Journal de Hebbel.)
13
Sur le Drame
Si le poète cherche à dessiner les carac-
tères de ses personnages en les laissant par-
ler eux-mêmes, il doit bien prendre garde
J de les faire parler de leur moi intime. Tous
leurs propos doivent se rapporter à quelque
chose d'extérieur. Alors seulement, leur moi
intime s'exprimera avec force et couleur,
car il ne prend forme que dans les reflets
du monde et de la vie.
220 APHORISMES ET RF^IFLEXIONS
Ce qui est vraiment comique est vrai,
c'est-à-dire est fondé sur la nature, et pour-
tant, l'on ne peut se représenter aucunes lois,
aucunes conditions de la nature, qui le pro-
voquent et le rendent possible. C'est ce qui
explique ce qu'il y a de piquant dans l'im-
pression que fait le comique.
Un vrai drame est comme un de ces
grands édifices qui ont presqu'autant de
corridors et de chambres au-dessous qu'au-
dessus du sol. Les hommes ordinaires ne
connaissent que ceux-ci ; l'architecte connaît
tout.
Avec chaque changement de décor^ cha-
que changement de scène, une pièce recom-
SUR LE DRAME 221
mence pour le public. Que le poète ne l'ou-
blie pas et en soit économe !
Les idées dans le drame, c'est le contre-
point dans la musique ; en soi, ce n'est rien ;
et comme condition essentielle, tout.
Une vraie figure comique doit toujours
ressembler au bossu qui est épris de lui-
même.
Le drame dépeint la pensée^ qui veut
devenir fait par V action ou la souffrance.
Dans l'art dramatique on devrait faire une
i
222 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
différence entre la faute et la nature, La
méchanceté d'une nature originairement
noble, mais dévoyée, produit la faute ; la
méchanceté impliquée originairement dans
les caractères ressortit à la nature.
Les monologues, dans le drame, ne sont
permis que lorsque le dualisme se mani-
feste dans l'individu. Les deux personnes qui
autrement doivent toujours être en même
temps sur la scène, semblent alors réunies
dans une seule personne, qu'elles boule-
versent.
Ce que les gens comprennent le moins,
c'est le sens du mot style, en fait d'art. Par
exemple, dans la tragédie : l'idée, au pre-
SUR LE DRAME 223*
mier acte, doit apparaître comme une
lumière qui palpite ; au second, comme une
étoile qui lutte contre les nuages ; au troi-
sième, comme une lune qui pâlit ; au qua-
trième, comme un rayonnant soleil que nul
ne peut plus nier, et au cinquième acte,
comme une comète qui dévore et détruit.
Les gens n'entendront jamais cela; des sen-
tences les aideront toujours beaucoup mieux
à comprendre.
L'art dramatique et l'art théâtral sont
deux nécessités, nées d'un seul et même
besoin, mais qui pourtant ne peuvent
jamais avoir entr'elles que des relations de
bon voisinage et qui ne se fondent jamais
tout à fait ensemble. Dans le poème dra-
matique mainte chose a sa place naturelle,
224 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
qui, à la représentation, doit nécessairement
disparaître. Le drame, en tant que création
poétique, est surtout nature ; la représenta-
tion, surtout image. La création poétique
ne reçoit de la beauté que ses dernières et
suprêmes lois ; la représentation, elle, est
tout entière sous les lois de la beauté. Je ne
prétends point dire par là que le poète doive
retenir son essor, et renoncer aux effets les
plus impressionnants et les plus magnifi-
ques. Non, mais il faut qu'il sache accom-
moder l'œuvre achevée et l'aplanir. Il doit,
en un certain sens, essayer de faire une dou-
ble création.
Sur le Génie
et
Maximes d'Esthétique
13.
Le génie c'est : avoir conscience du
monde.
L'art plastique représente dans l'homme,
l'opposition; dans Dieu, la direction : Jupi-
ter et Prométhée.
L'intuition est au génie ce que l'instinct
est à la masse.
228 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
Toute médiocrité dans la poésie mène à
l'hypocrisie dans le caractère et dans la vie.
Le zéphir emporte les couronnes de lau-
rier ; contre les couronnes d'épine l'orage ne
peut rien.
Un bon conteur dessine toujours l'exté-
rieur et l'intérieur en même temps, et l'un
par l'autre.
Les grands hommes sont la table des
matières de l'humanité.
Les hommes ordinaires sont beaucoup
plus poètes en parlant qu'en écrivant. Tan-
SUR LE GÉNIE ET MAXIMES d'eSTHÉTIQUE 229
dis qu'ils parlent, la vie et le monde exer-
cent sur eux leur influence, et ils saisissent
parfois le mot juste qui relie l'intérieur à
l'extérieur. Quand ils écrivent, ils en sont
réduits à eux-mêmes.
Goethe était une encyclopédie et Shak-
spere est une source de l'histoire d'Angle-
terre.
On reproche à Napoléon son égoïsme.
Que reste-t-il à un tel homme en dehors de
son égoïsme ?
Toute Y écriture, au fond, n'est qu'un
mélange dont les ingrédients restent éternel-
lement les mêmes. Mais chaque époque
230 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
nouvelle demande une formule nouvelle et
la formule nouvelle une nouvelle médecine.
La philosophie tourne et retourne tou-
jours et toujours l'absolu, qui est le do-
maine de la poésie.
Il est dangereux de penser en images. On
ne peut pas toujours l'éviter ; surtout quand
il s'agit des choses les plus sublimes, images
et pensées sont identiques.
Ce que nous possédons, nous ne le pos-
sédons jamais que pour un temps assez
court. Cela est vrai de la force comme de
l'entendement.
SUR LE GÉNIE ET MAXIMES d' ESTHÉTIQUE 231
Celui-là seul est heureux, en qui la nature
agit immédiatement, sans se sentir gênée
par les barrières de l'individualité : Gœthe
et Shakspere.
Faire la guerre est pour un prince la ten-
tation la plus humaine.
Quel art faut-il pour écrire des livres ?
L'art d'écrire.
Toute œuvre d'art doit être infinie par le
contenu et finie par la forme.
La forme la plus haute de la poésie est
l'histoire. Saisir les résultats de l'évolution
232 APHORISMES KT RÉFLEXIONS
historique et les enfermer dans des images
impérissables, comme Sophocle a fait l'idée
hellénique.
Il y a des hommes de talent partiel,
comme il y a des physionomies partielles,
où la ruse, la malice, l'intelligence se reflè-
tent, mais rien de général : ces figures
appellent la caricature. Les figures « géné-
rales )) ne peuvent jamais être défigurées.
Sur des tasses et des pipes, aussi bien que
sur les tableaux de maîtres, on reconnaît
Alexandre, César, Napoléon, Gœthe, Ra-
phaël, Richelieu.
La forme est l'expression de la nécessité.
La matière est la tâche ; la forme est la solu-
tion.
SUR LE G6nIE et MAXIMES d'eSTHÉTIQUE 233
La prose donne une représentation de ce
qui est pensé, la poésie de ce qui est vécu.
L'idée maîtrise-t-elle le poète, ou le poète
maîtrise-t-il l'idée ? Tout est là.
Que la poésie soit image, mais qu'elle ne
fasse pas étalage d'images. On ne fait point
une glace en juxtaposant des miroirs.
La haute critique n'est qu'une autre bran-
che des sciences naturelles.
La poésie lyrique a quelque chose d'en-
fantin ; la poésie dramatique, quelque chose
234 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
de viril ; la poésie épique quelque chose de
sénile.
Comme l'arbre tient solidement le fruit
qui n'est pas mûr, et l'esprit une création
qui n'est pas mûre ! Et comme ils se déta-
chent spontanément quand ils sont mûrs !
En restreignant l'importance des moyens,
on se rapproche souvent du but le plus
élevé de l'art. Si Raphaël, au lieu d'avoir
des couleurs amorties, en avait de brillantes
et ardentes, ses tableaux ne s'harmonise-
raient guère avec l'idéal qu'il représente.
L'histoire prend sa source dans les indivi-
dus, et c'est aux individus qu'elle aboutit.
SUR LE GÉNIE ET MAXIMES d'eSTHÉTIQUE 235
Il n'y a qu'une sorte de critique qui*soit
respectable, celle qui dit au poète : voilà ce
que tu as voulu, voilà ce qu'il a fallu que tu
voulusses. Et maintenant, dans quel rap-
port ce que tu as voulu est-il avec ce que
tu as fait ?
S'il n'a pas assez de métal pour une clo-
che, qu'il fasse un dé et l'accroche au clo-
; cher de l'église, chez Lilliput.
L'effet d'une œuvre d'art : 1*^ ça peut être
ainsi ; 2° c'est comme ça ; 3° ça ne peut pas
être autrement.
Il y a bien des livres qu'on lit avec le
sentiment de faire une aumône à l'auteur.
236 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
L'humour est la seule création absolue de
la vie.
Un pasteur qui, dans les oraisons funè-
bres, au lieu des vertus et des mérites du
trépassé, rappellerait ses faiblesses et ses
fautes pour consoler les survivants, voilà
un homme qui aurait de l'humour.
La véritable et profonde humour joue avec
les insuffisances des plus hautes choses
humaines ; la fausse humour avec celles
d'individus, détachés de l'ensemble.
L'humour n'est jamais plus humoristique,
que lorsqu'elle cherche à se définir.
Religion
La religion est une amitié élargie. La
superstition est la seule foi vraie.
C'est une grande idée de la religion catho-
lique, que des hommes remarquables, ayant
aux yeux de la divinité quelque valeur,
puissent intercéder auprès d'elle.
240 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
Un Dieu, dont l'homme qu'il a créé aurait
encore besoin, serait un pitoyable Dieu.
On s'enthousiasme deux fois pour une
religion (et surtout quand on ne lui doit
rien), quand elle commence, et quand elle
s'achève.
Il serait de peu d'utilité pour mon pro-
chain que je l'aimasse comme moi-même.
Celui-là seul qui aime Dieu, s'aime soi-
même.
Il serait possible que dans le conflit con-
RELIGION 241
temporain, le christianisme gagnât autant
que le Christ perdrait.
Après tout, ce qu'il y a de meilleur dans
la religion, c'est qu'elle provoque des héré-
tiques.
Quand les anciens priaient Jupiter, c'était
notre Dieu qui les exauçait.
Il en est beaucoup qui ne croient à rien,
mais qui ont peur de tout.
14
Aphorismes philosophiques
et
Propos d'un morah'ste
Le bonheur de l'homme ne dépend pas
de sa force, mais de son caprice.
La nature a donné à beaucoup le talent
de sou (Tri r avec autrui, à peu celui de se
réjouir avec lui.
L'individualité n'est pas tant un but,
14.
246 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
qu'un chemin. Ce n'est pas le meilleur : c'est
le seul.
L'idée d'immortalité implique-t-elle l'idée
d'éternité? Celle-là est-elle possible sans
celle-ci ?
Veux-tu savoir ce qu'est la vie, dis-toi :
qu'est-ce que la mort ?
Deux hommes sont toujours deux extrê-
mes.
Plus un corps se rapproche du corps le >
plus parfait, du corps humain, sans attein- |
PROPOS d'un moraliste 247
(Ire complètement sa perfection, plus il est
laid : le singe.
Nous sommes toujours aussi petits que
notre bonheur ; oui, mais nous sommes
aussi grands que notre douleur.
Nous dépensons toujours au compte de
l'avenir. Et l'avenir fait banqueroute, quoi
d'étonnant?
Aujourd'hui, je voyais jouer des enfants.
« Moi », disait l'un d'eux, « je suis le gen-
darme et toi, et toi, et vous autres, vous
êtes tous des canailles ».
248 APHORTSMES ET RÉFLEXIONS
Un criminel n'en reste jamais à de petits
crimes. Il veut progresser et en commettre
de plus grands. Cette tendance plaide-t-elle
pour ou contre le criminel ?
La plupart des expériences sur moi-même,
je les ai faites quand je reconnaissais les par-
ticularités d'autres hommes.
Se préparer à la vie et vivre en même
temps, voilà la tâche suprême.
Se promettre quelque chose à soi-même
et ne pas le tenir : chemin de traverse qui
mène droit à la nullité, au manque de carac-
tère.
PROPOS d'un moraliste 249
Aucun malheur ne frappe l'homme sans
qu'il en cherche Torigine dans une faute.
Nous devons agir, non pour aller contre
le destin, mais pour aller au-devant de lui.
La philosophie est une pathologie supé-
rieure.
Il n'est point nécessaire que toutes les
questions trouvent leur réponse. Pour les
plus importantes, c'est déjà beaucoup qu'el-
les aient été posées. Car ce sont elles, qui,
au cours des temps, exigent tribut des plus
grands esprits.
250 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
On pourrait tout aussi bien écrire un art
de respirer qu'un art de penser. (Logique).
L'homme est un aveugle qui rêve de la
vue.
Toutes nos pensées, toutes nos vues, tous
les moments de notre existence, sont tra-
versés par le dualisme. Le dualisme est
notre idée suprême et la plus sublime. En
dehors de lui, nous n'avons vraiment aucune
idée fondamentale. Vie et mort, maladie et
santé, temps et éternité, nous pouvons pen-
ser tout cela et nous le représenter comme
ombre et lumière. Mais nous ne pouvons
point nous faire une idée de la commu- ]
nauté, de la conciliation qui se cache der-
rière ces dualités nettement tranchées.
PROPOS d'un moraliste 251
La volonté de rhomme est libre, c'est-à-
dire : il peut consentir à ce qui est néces-
saire.
Si l'âme a toujours existé, elle est immor-
telle. Mais si elle a commencé, il faudra
qu'elle finisse.
La forme la plus parfaite est la mort. Elle
cristallise les éléments que la vie agitait
dans un perpétuel remous, et une figure
plastique se dresse.
La nature mange, quand nous mourons.
252 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
Bien des chandelles ne sont redevables
qu'à leur chandelier de ce qu'on les voit.
n Je ne suis pas un aigle ! » dit l'autruche.
Et tout le monde d'admirer sa modestie.
Et elle faisait une figure bête, n'ayant pas
eu le temps d'ajouter : « Non seulement
je vole parfaitement, mais je peux aussi
parfaitement marcher » .
Chacun a son dada, le seul coursier qui
franchisse les abîmes.
Un fou contait les folies des autres fous :
« Tenez, voilà le roi des fous ; il croit qu'il
est le fils de Dieu. S'il l'était, je devrais
PROPOS D UN MORALISTE
253
pourtant bien le savoir, puisque je suis Dieu
le Père ».
Tout ce qui reluit n'est pas or. Fort bien.
Ajoutez : mais tout ce qui est or ne reluit
pas.
Ecrire des choses risibles est si facile
qu'on ne devrait jamais y échouer; nos
écrivains les plus sévères en donnent
l'exemple.
Poursuivre avec entrain, joie, énergie, le
but prochain : seul moyen d'atteindre le but
le plus lointain.
Dans l'enfer de la vie ne pénètre que
15
254 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
l'aristocratie de rhumanité. Les autres res-
tent à la porte et se chauffent.
Il est plus agréable à l'homme, et surtout
plus facile, de se construire un microscope
qu'un... macroscope.
Toute instruction vient du cœur; toute
culture, de la vie.
C'est une grande bêtise de la part de la
souris, une fois prise au piège, de ne pas
dévorer le lard qui l'y leurra.
Il n'est point d'athée assez forcené pour
PROPOS n'uN MOUA[.ISTE 255
ne pas aider les croyants à fêter les fêtes
chrétiennes.
Grandir, par sa propre force, une petite
douleur, physique ou intellectuelle, c'est
l'adoucir.'
Il y a des hommes qui sont tout musique.
Les hommes aiment mieux aider ceux
qui n'ont pas besoin de leur aide, que ceux
à qui elle est nécessaire.
Un roi assura si longtemps à ses sujets
qu'il était libéral, qu'à la fin ils eurent
l'insolence de le croire.
256 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
Un canari aimait qu'on lui donnât du
sucre. Je lui en présentai un morceau. Il eut
peur. Le morceau était trop grand pour être
du sucre.
Les joies que nous ne comprenons pas,
nous font l'effet de spectres.
Les mots sont puissants. Un homme peut
devenir mauvais, parce qu'on dit de lui
qu'il est mauvais. Et peut-être y en a-t-il
beaucoup qui ne suivent le droit chemin,
que parce que l'on dit d'eux : quel homme
vertueux ! (l)
On devrait, autant que possible, garder
même les pires hommes de la conviction
PROPOS d'un moraliste 257
qu'ils sont mauvais ; plus d'un est devenu
mauvais, parce que de trop bonne heure il
s'est estimé tel (1).
L'opinion que les autres ont de lui est
l'atmosphère bonne ou mauvaise, où
l'homme vit.
La plupart des hommes ne sont bons que
tant qu'ils en tiennent d'autres pour tels.
Ils ne veulent pas donner ; ils veulent seu-
lement payer une dette.
Je ne comprends pas les hommes qui met-
tent à leur plaisir autant de sérieux que
(1) Cf. La Rochefoucauld.
258 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
d'autres aux questions capitales de l'exis-
tence (l).
Le pédantisme a ses racines dans le cœur,
non dans l'esprit.
Il y a des actes que l'on regrette avant de
s avoir faits, et on les fait.
Les gens vertueux discréditent la vertu.
Oh ! comme l'homme aime, lorsqu'il est
séparé de ce qu'il aime par une impossibi-
lité ! Le passé !
(1) Cf. Vauvcnargues.
PROPOS d'un moraliste 259
Nos vertus sont le plus souvent les
bâtards de nos fautes.
Bien des hommes pourraient voir, s'ils
étaient leurs lunettes.
L'envie atteint toujours ce qu'on a, non
ce qu'on est.
Pendant un naufrage, on jette à un homme
une planche sur laquelle il se sauve. Arrivé
sur le rivage, il vous demande : combien la
planche ?
Quel est le meilleur, du loup ou de
260 APHORISMES ET UÉFLEXIONS
Tagneau?... Le loup dévora Tagneau et dit
maintenant, je suis loup et agneau.
On disait si souvent au loup qu'il n'avait
rien de Tagneau, qu'à la fin il se décida
à dévorer l'agneau, pour avoir tout de
Tagneau.
Quand, à quatre-vingt-huit ans, on est
capable d'écrire les Mémoires de Casanova,
on a le droit de les avoir vécus.
On reproche aux jeunes de croire qu'avant \
eux le monde n'existait pas. Plus souvent ^
encore les vieux croient que le monde ces- J
sera d'exister avec eux. Quel est le pire?
PROPOS d'un moraliste 261
Une jeune fille dit à sa voisine avec un
sourire satisfait : « C'est un peu fort ! Tous
ces jeunes gens — qu'est-ce qu'ils ont donc
à me regarder? » — « Tu as une une tache
noire au bout du nez, essuie-la, et ils te lais-
seront tranquille, )î répondit la voisine.
Au lieu d'imputer ses défauts à l'individu,
et de faire honneur de ses vertus à l'huma-
nité, l'homme fait l'inverse.
Ce qu'on voit pour la dernière fois, on
le revoit, comme si on le voyait pour la pre-
mière fois.
Comment voulez-vous faire votre che-
15.
262 APHORISMES ET fiÉFLEXIONS
min? » — « Gomme un boulet de canon,
pas comme une bille de billard. »
« Pourquoi a-t-il épousé la veuve ?» —
Il voulait un souvenir du mari.
Quand il prie, ou quand on lui fait la
barbe, l'homme a le visage extatique.
Souvent, les fils commencent à aimer
leur père, quand ils cessent d'estimer leur
mère.
La seule vérité que la vie m'ait enseignée,
c'est que l'homme n'arrive jamais à avoir
sur rien une conviction immuable. Tous ses
PROPOS d'un moraliste 263
jugements ne sont que des décisions par où
il se résout à i
telle manière.
il se résout à regarder les choses de telle ou
Il n'y a point de blâme qui ne soit utile.
Le blâme, s'il ne me fait pas connaître un
de mes défauts, me fait faire connaissance
avec un défaut... du blâmeur.
Les puces n'ont pas de puces.
On pardonne à la vanité, mais non à la
fierté. La vanité rend dépendant d'autrui.
La fierté élève au-dessus de lui.
264 APHORISMES ET KltFLEXIONS
Quelle dépense d'esprit se fait, de par le
monde, pour prouver des sottises!
Tu as un ennemi. Que veut dire cela ? Tu
as devant toi un homme dont tu peux faire
ou ton ami, ou ton esclave.
Il y a des gens qui se lavent, quand ils
voient que d'autres sont sales.
Plus un individu est minuscule, plus il
est lier d'être homme, et vice versa.
La chasteté pour l'homme, c'est de ne pas
mettre son cœur à nu.
PROPOS d'un moraliste 265
L'homme pardonne et oublie plus facile-
ment les insultes qu'il a reçues, que celles
qu'il a faites.
Il y a des gens qui trouvent toujours un
cheveu dans la soupe. — Parce que, quand
ils sont devant leur assiette, ils hochent si
longtemps la tète, qu'il finit par y en tom-
ber un.
Le trait individuel qui s'ajoute à la ligne
pure de la figure, de la taille, du geste,
choque les indifférents et captive celui qui
aime.
On vit maintenant de Tart de dépenser le
taler que le voisin a dans sa poche.
266 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
Il y a des chandelles qui éclairent tout,
sauf leur propre chandelier.
Les Allemands et les Français
Chaque nation trouve un génie qui repré-
sente, dans le costume national, l'humanité
tout entière. Les Allemands ont Goethe.
L'Allemand est Tinfinitif-né. Il se laisse
conjuguer.
Le mot Si (Wenn) est le plus allemand
de tous les mots allemands.
270 APHORISMES ET REFLEXIONS
A la vue du sang les Français deviennent
furieux ; un autre peuple tombe en faiblesse.
La Révolution française nous apprend
quelle multitude d'hommes remarquables
existent à toute époque, qui, dans la vie
ordinaire, s'évanouissent sans laisser de
traces.
Les Français d'aujourd'hui, dans la litté-
rature et la poésie, me font l'effet de gens
qui portent un habit devenu trop étroit et
qu'ils ne peuvent cependant ôter. Ils tirent
dessus et le déchirent, et quand, par quelque
trou, un bout de chemise paraît, ils jubilent
et s'écrient : Nature ! nature ! [1840].
LES ALLEMANDS ET LES FliANÇAlS 271
La vie des Allemands consiste à s'enra-
ciner dans la nature ; la vie des Français, à
s'en déraciner. C'est de ce point de vue qu'il
faut considérer leurs littératures. [1841].
La Révolution Française n'est pas un
drame, mais un roman, et fort laid.
Les Français ont eu bien raison de ne pas
mettre Napoléon au Panthéon : personne
n'aurait plus osé s'y risquer ! Et pourtant,
ce serait grandiose, s'il y reposait, seul !
[1848].
Les Femmes
Les femmes ne connaissent pas d'autre
Dieu que le dieu de Tamour, et pas d'autre
sacrement que celui du mariage.
Il faut reconnaître à la femme des privi-
lèges et non des droits. Au reste, elles pré-
fèrent ceux-là à ceux-ci.
Dans leurs rapports avec les femmes,
276 APHORISMES KT Rf^Kl.fcXlONS
bien des hommes ressemblent au buveur,
qui, après avoir vidé une bouteille de Cham-
pagne, se croirait tenu, par gratitude, de
vénérer le flacon comme un joyau précieux.
Les femmes aiment beaucoup à économi-
ser... dans leurs prodigalités.
La femme aime en l'homme quelque
chose de plus haut qu'elle, qu'elle cherche à
abaisser vers elle. L'amour, chez la femme,
est toujours mêlé d'une admiration involon-
taire et il cesse, dès qu'elle reconnaît que
l'homme est au-dessous d'elle.
La femme enfante l'homme deux fois.
LES FEMMES 277
Une femme ne fait une action d'éclat que
pour se libérer du respect qu'elle a pour
l'homme.
Ce qu'il y a de féminin dans l'homme
l'entraîne vers la femme. Ce qu'il y a de
mâle dans la femme la pousse à braver
l'homme.
La nature de la femme est bornée. Aussi
aspire-t-elle à l'infini. La nature de l'homme
est sans bornes ; aussi cherche-t-il à se
limiter....
La femme vraiment femme n'est rien que
46
278 APHORISMES ET RÉFLEXIONS
par rapport à son mari, ou son enfant, ou
son amant.
L'amour est le vaccin de l'amour-propre.
La feuille de vigne était-elle pour Eve un
gain ou une perte ?
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Pages
INTRODUCTION. - Hebbel, l'homme et
l'œuvre v
MARIA MAGDALENE, Iragôdic-réaliste. . . 1
ESSAIS CRITIQUES :
I. Qu'est-ce que le Drame? .... 165
H Sur quelques questions d'arl dramatique 185
ni. Maria-Magdalene 199
APHORISMES
Sur le Drame 519
Sur le Génie et Maximes d'Esthétique . . 225
Religion 237
Aphorismes philosophiques et Propos d'un
moraliste 243
Allemands et Français 26"'
Les Femmes 273
LAVAL. — IMPRIMERIE L. BARNÉOUD ET C'*
BINDING SECT. OCT 1 1981
/
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
Bastier, Paul
Friedrich Hebbel, Dramatist(
9t critique
Ji^'l'Biiuii